Par Adama Samaké

Fatimata Diallo Ba est une écrivaine sénégalaise. Littéraire dans l’âme, elle suit des études de lettres classiques à Poitiers et Paris, enseigne dix-sept (17) ans durant en France, avant de rentrer dans son pays, le Sénégal où elle dispense des cours de français et de latin au lycée Jean-Mermoz de Dakar. Elle exerce parallèlement des activités de chroniqueuse littéraire sur une chaîne de télévision. Fatimata Diallo est jeune, en termes de nombre de publication. Car elle n’a, à ce jour, que deux œuvres romanesques officiellement publiées : DES CRIS SOUS LA PEAU (Paris, L’Harmattan, 2018) et ROUGES SILENCES (Paris, L’Harmattan, 2022).

Ces deux créations romanesques ont cette singularité de se pencher sur la problématique de la dislocation de la cellule familiale qui demeure l’une des grandes questions sociales contemporaines. En effet, la mondialisation, en accentuant l’individualisation des mœurs, favorisant le triomphe de l’économie libérale et le déclin des institutions, a généré une crise du lien social. La cellule familiale représente naturellement l’espace privilégié de ce bouleversement, car elle est le reflet et le noyau de la société. Pius Ngandu Nkashama affirme à juste titre que « par la constitution de la famille, c’est l’image même de la société toute entière qui est évoquée ».

La fragmentation de la cellule basique du corps social qu’est la famille explique la récurrence des rencontres scientifiques sur le sujet : la conférence de Bruxelles sur les crises familiales en mai 2005, la conférence de présentation d’ « Appel à une réforme de la justice familiale » à Afore en octobre 2010, la Conférence de Saint Chamond tenue en décembre 2010 etc.

Une vaste problématique se pose ainsi à la conscience universelle : comment raffermir les liens sociaux ? Quelles sont les nouvelles formes à inventer pour favoriser à la fois l’émergence d’une société réconciliée et la consolidation de ce supplément d’âme nécessaire à la préservation de l’équilibre social ?

Une réponse idoine et efficace suppose, avant tout, une approche conceptuelle conséquente de la famille. Lorsqu’on s’investit dans cette démarche, on constate que la famille est un concept transdisciplinaire qui fait l’objet d’une littérature abondante. Cela a l’inconvénient de lui donner un vaste champ sémantique et de susciter, au demeurant, une pluralité de modèles familiaux : famille traditionnelle, famille moderne, famille nucléaire, famille monoparentale, famille biologique, famille spirituelle, famille intellectuelle etc. Alain Joyal exprime cette difficulté définitionnelle en 1991, lors du « Symposium québécois de recherche sur la famille » qui avait pour thématique centrale « Comprendre la famille », dans sa réflexion ainsi formulée : « La famille : un phénomène ambigu à l’objet problématique ».

On retiendra, tout de même, avec lui qu’« une situation de famille existe lorsqu’entre un minimum de deux personnes s’établit un rapport fondé sur une pratique de travail domestique, et que ces deux personnes élaborent des relations communes fondées sur une pratique d’union ou de parentalité ». L’Institut National de Statistique et des Etudes Economiques (INSEE) français estime, quant à lui, que « la famille est la partie d’un ménage comprenant au moins deux personnes constituées : – soit d’un couple vivant au sein de ménage, avec le cas échéant son ou ses enfant (s) appartenant au même ménage ; – soit d’un adulte avec son ou ses enfant (s) appartenant au même ménage (famille monoparentale). Pour qu’une personne soit membre d’une famille, elle doit être célibataire et ne pas avoir de conjoint ou d’enfant faisant partie du même ménage. Un ménage peut comprendre zéro ou plusieurs familles ».

Claude Lévi Strauss, dans le chapitre 3 intitulé « La famille » de son ouvrage « Le Regard éloigné », a proposé une définition devenue célèbre :

« Si l’universalité de la famille n’est pas une loi naturelle, comment expliquer qu’on la trouve presque partout? Pour trouver une solution, tentons de définir la famille (…) en construisant un modèle réduit aux quelques propriétés invariantes qu’un coup d’œil rapide nous a déjà permis de dégager (…) : 1) la famille prend son origine dans le mariage ; 2) elle inclut le mari, la femme, les enfants nés de leur union, formant un noyau autour duquel d’autres parents peuvent éventuellement s’agréger ; 3) les membres de la famille sont unis entre eux par : a- les liens juridiques ; b- des droits et obligations de nature économique, religieuse ou autre ; c- un réseau précis de droits et interdits sexuels, et un ensemble variable et diversifié de sentiments tels l’amour, l’affection, le respect, la crainte, etc. »

Ces définitions dégagent deux constances : la parenté et la socialisation. Elles enseignent que la famille est le lieu de socialisation primaire des enfants et de stabilisation de la personnalité des parents, elle fait initialement allusion à un ensemble de personnes apparentées et se présente comme un tout intégré.

Toutefois, les rapports conflictuels entre hommes et femmes et la division du travail due à l’industrialisation ont mis en évidence la fragmentation de cette conception unitaire de la famille. Jocelyne Valois observe que « la famille connait des transformations à la fois selon sa propre dynamique et sous l’impact de la société globale ». Mettant au demeurant le doigt sur les nouvelles déterminations qui voient le jour, Jocelyne Valois, dans son analyse « Famille traditionnelle et famille moderne, réalités de notre société », précise que si la famille traditionnelle met l’accent sur la sécurité économique, celle moderne priorise la sécurité affective. Elle insiste pour dire que la famille moderne se démarque surtout par son instabilité. Elle n’ « a pas d’enracinement dans la propriété, parce qu’elle est fondée sur l’individualisme, le contrat ».

MAIS QUELLE QUE SOIT SA FORME (TRADITIONNELLE OU MODERNE), LA FAMILLE REPOSE SUR LA QUESTION DE LA VIE CONJUGALE. ET C’EST A CE NIVEAU QUE LE JEU SCRIPTURAL DE FATIMATA DIALLO BA TROUVE TOUT SON SENS, surtout dans sa dernière publication « ROUGES SILENCES » qui retiendra ici notre attention.

La trame événementielle de cette œuvre romanesque est fondée sur la dislocation d’une famille, du fait de la violence conjugale. Le caractère de l’époux (Mor) trouve sa source dans une enfance difficile qui a forgé une personnalité marginale. Le récit se dévoile comme une exploration de cette enfance ratée, des effets de la déconstruction familiale sur l’épouse (Yandé) et les enfants que sont Marie et Sarra. Ainsi, l’objet même du récit se diversifie en une multitude de thématiques : le mariage forcé, le féminisme, les grossesses en milieu scolaire, le brassage culturel… pour montrer que la décomposition du capital social trouve sa source dans celle de la cellule familiale. Il en résulte que le projet socio-idéologique extra textuel de Fatimata Diallo Ba est un appel à la revalorisation des valeurs de solidarité et d’éducation collective des enfants pour leur meilleure construction psychologique puisqu’ils sont le futur de nos sociétés. Ainsi s’explique l’épigraphe qui porte sur une phrase lourde et profonde du personnage Nawal de la célèbre tragédie « Incendies » de Wadji Mouawad :

« L’enfance est un couteau planté dans la gorge. Et tu as su le retirer. A présent, il faut réapprendre à avaler la salive ».

Cette quête se traduit esthétiquement par une écriture très recherchée qui se caractérise par la fluctuation entre des narrateurs omniscients, extradiégétiques et des narrateurs intradiégétiques. Cette acrobatie narrative est un processus de décentration de l’énonciation. Elle favorise une écriture protéiforme qui confère un statut littéraire complexe au texte à travers l’éclatement des canons esthétiques. La structure circulaire inscrit les agents sociaux dans des réseaux narratifs dominés par l’intranquilité, abolit le temps réaliste et induit une véritable mobilité spatiale. Autrement dit, le jeu scriptural de Fatimata Diallo Ba se détermine par une esthétique ouverte qui confère un aspect insolite à l’œuvre du fait qu’elle tient tous les genres : poésie, théâtre, conte, chant etc. Cette intergénéricité est un code amplificateur des actions, des représentations. Elle confère au texte un aspect théâtral soutenu par l’intertextualité et l’interculturalité. L’originalité de ce discours narratif est renforcée par un discours linguistique qui élève la performance langagière à la limite de la poéticité, sans toutefois la rendre hermétique, densifiant au demeurant la portée du discours idéologique.

L’écriture se veut une réflexion sur le sort de l’homme dans le monde, car elle se dévoile comme une vaste enquête anthropologique pour appréhender l’essence de l’effritement de la famille. Elle entreprend une interrogation sur les conditions d’une ré-socialisation et d’une nouvelle humanisation. Cela revient à dire que « ROUGES SILENCES » EST, NON SEULEMENT UNE EDUCATION PERMANENTE, MAIS SURTOUT UNE PEDAGOGIE APPLIQUEE. Car elle fait de la création littéraire le lieu de la métamorphose et de la transmutation de la réalité quotidienne. Elle s’inscrit dans la dynamique de Roland Bourneuf et Ouellet Réal qui assignaient une fonction particulière à la création littéraire : « A quoi servent les livres s’ils ne nous ramènent pas vers la vie, s’ils ne parviennent pas à nous y faire boire avec avidité ? (…) Notre espoir à tous, en prenant un livre est de rencontrer un homme selon notre cœur, de vivre des tragédies et des joies (…) peut-être aussi de découvrir une philosophie de l’exigence qui nous rende plus capable d’affronter les problèmes et les épreuves qui nous assaillent ».

Je me permets, tout de même, d’interpeller Madame Fatimata Diallo Ba sur la nécessité d’entreprendre, pour ses prochains textes, un nettoyage plus approfondi du travail fini. Car les coquilles fragilisent une œuvre de si belle facture.