Frankétienne vient de nous quitter, nous annonce le journaliste Marc Sony Ricot qui l’a interviewé dans le quartier Delmas, à Port-au-Prince, il y a moins d’un mois. Pour celles et ceux qui ne le sauraient pas, qui ne connaîtraient ni l’homme, ni l’oeuvre colossale (en créole principalement) de Frankétienne, imaginez simplement que ce soir, un soir qui se situerait alors quelques décennies en arrière, quelqu’un vous annonçait que Ernest Hemingway ou Pablo Neruda est mort. Ni plus ni moins.
Pour l’hommage, pour célébrer celui qui, ce matin encore, était le plus grand écrivain haïtien vivant, je vous propose cet extrait tiré de son roman « Mûr à crever » (Ana Éditions,  2004) :

« Haute philosophie de la lame qui tranche. Je confie mon cœur blessé à la chirurgie savante des araignées du temps. Doigts d’horloge glissant sur la toile de l’oubli. Psychiatrie empirique. Les vents nocturnes lisent avec rudesse les sentences des arbres malades de solitudes. Lecture anarchique. Ce n’est que déluge de mots pour si peu de gestes. La source ne raconte qu’aux pierres discrètes ses aventures souterraines. Le temps s’épaissit dans l’absence obscure sous les picotements de l’impatience. Les démangeaisons de l’âme en proie au désespoir.

J’attends toujours quelqu’un qui ne vient jamais, ou qui revient différemment que j’y pensais. Pourtant je bénis la course des feux imaginaires. je me lave de mes larmes. Je mets ma douleur en quarantaine. Puis, je tente de rire en marge de moi.
Fausse liberté, le verre anéantit la révolte des poissons de l’aquarium. Moi, j’enrage contre la mémoire neutre des miroirs frivoles et la cécité des parois de verre. Je dis la puissance de mes yeux sur les lacs, sur la mer, sur les fleuves et sur toutes les régions où vit un peuple de miroirs bavards.

Nous avons vécu si longtemps dans une aire enténébrée que nous ne savons plus en quoi le rêve se distingue du réel, ni la cécité du sommeil. Nos paupières sont cousues de fil invisible. Progéniture au visage sans yeux. Ne pouvant et ne voulant rien, que valons-nous vraiment ? Il faudra que vienne la lumière, telle une immense et brutale armée de bistouris.

Battre la générale ! Sonneries. Tambours. La tempête me révèle la profondeur du coeur. La complexité de la vie.
Par présomption, je m’étais pris pendant longtemps pour un dieu vivant. Beau. Terrible. Je m’étais cru volontiers une force irrésistible. Fleuve viril. Lumière féconde. Vent puissant. Vague houleuse labourant la mer. Bourradant navires, épaves et corps noyés. Je m’étais cru forêt touffue. Chaîne de montagne. Batterie d’orages. Séisme irriguant, de mon sang, les veines de la terre. Avalanche de silex éclatés. flamme brûlante. Bouche dévorante. Eclair Tranchant. Amas de nuages gonflés de pluie. Avalasse irrésistible.

Longtemps, superbe, je m’étais cru dieu magnifique à pouvoir coucher tout seul la vie. Solitude effroyable! Je n’ai connu, à la limite, que la faiblesse et la vulnérabilité du simple mortel isolé dans l’échec. J’ai appris alors l’humilité pour éviter l’humiliation. Je m’initie douloureusement à devenir un homme parmi les hommes. J’ai souffert. Je souffre encore de vivre. Mais j’accepte la vie minuscule des gouttelettes d’eau et des grains de poussière, s’ils contribuent à la croissance de l’arbre. Et aujourd’hui plus que jamais, me reconnaissant brin d’herbe fragile, je vibre au moindre bruit de pas dans un sentier ténébreux. Et même frêle au frisson des étoiles, je frémis comme fleur de lune au soupçon d’une voix nocturne. »

Blaise Ndala