Publié en 1956, Le Docker Noir est le premier roman de Sembène Ousmane, figure majeure de la littérature et du cinéma africains. Cette œuvre profondément engagée s’érige en témoignage poignant sur les réalités des travailleurs immigrés noirs dans la France d’après-guerre, et plus largement sur la condition des minorités opprimées par un système inégalitaire et discriminatoire. Fortement inspiré de l’expérience personnelle de son auteur, lui-même docker à Marseille avant de se consacrer à l’écriture et au militantisme, ce roman illustre la brutalité d’une société qui relègue à la marge ceux qu’elle exploite et méprise.

Diaw Falla, personnage principal du récit, incarne les aspirations et les désillusions de toute une génération d’hommes et de femmes contraints à l’exil économique et à la servitude moderne. Déraciné, il survit tant bien que mal dans un quotidien marqué par la précarité et l’humiliation, trouvant un semblant de répit dans l’amour qu’il porte à Catherine et dans l’écriture, ultime refuge d’un esprit en quête de reconnaissance et de légitimité. Son rêve est simple et grandiose à la fois : devenir écrivain, faire entendre sa voix dans un monde où les siens sont réduits au silence. Mais cette noble ambition se heurte à la violence d’un univers hostile. Lorsqu’il achève son manuscrit, fruit d’années de travail laborieux et de sacrifices, il se heurte à une trahison qui scelle son destin. Son roman lui est volé, publié sous le nom d’un auteur blanc, effaçant ainsi toute trace de son existence littéraire et confirmant l’implacable réalité d’une société où la valeur d’un homme se mesure à sa couleur de peau.

À travers cette histoire dramatique, Sembène Ousmane livre une critique sans concession du racisme institutionnalisé et du système d’exploitation qui maintient les populations africaines dans une condition d’invisibilité et de subordination. Loin de se limiter à une simple dénonciation, l’œuvre propose aussi une réflexion plus large sur les mécanismes d’oppression qui traversent les sphères économique, sociale et culturelle. L’usurpation du manuscrit de Diaw Falla devient ainsi le symbole d’une dépossession plus vaste, celle de toute une identité culturelle et historique systématiquement effacée ou réappropriée par les puissances dominantes.

Par son style à la fois sobre et percutant, l’auteur restitue avec une rare intensité la détresse et la colère de son protagoniste, donnant à son récit une dimension quasi documentaire. Il s’inscrit ainsi dans une lignée d’écrivains africains engagés, tout en préfigurant son propre parcours de cinéaste militant. En effet, si Le Docker Noir marque le début de son œuvre littéraire, il préfigure également les thématiques que Sembène Ousmane développera dans ses films : la lutte pour la dignité, la dénonciation des injustices, et la nécessité impérieuse de redonner la parole à ceux qui en sont privés.

Aujourd’hui encore, ce roman conserve toute sa force et son actualité. Il résonne comme un cri de révolte contre l’injustice, mais aussi comme une ode à la résilience et à la résistance. Il rappelle que l’histoire des minorités opprimées ne se limite pas à la souffrance : elle est aussi celle d’une quête inlassable de reconnaissance et de liberté. En cela, Le Docker Noir demeure une lecture essentielle, à la croisée du témoignage, de la fiction et du manifeste politique, qui continue d’inspirer ceux qui refusent de se taire face aux inégalités et aux abus de pouvoir.