Dans L’histoire de la propagande et de la censure au Sénégal, Bocar Niang retrace, sur plus de trois décennies, la manière dont la radio s’est imposée comme l’un des outils les plus puissants de commandement politique, d’ingénierie culturelle et de formation civique. De la propagande coloniale à la pédagogie senghorienne, l’auteur montre comment, derrière la douceur de la parole radiophonique, s’est construit un État fort, centralisé, et profondément marqué par le sceau d’une identité islamo-wolof.


La première partie revient sur la genèse coloniale de la radio à Dakar. Dès 1939, la station de la presqu’île du Cap-Vert, installée à proximité du palais du gouverneur, devient la première radiodiffusion de masse d’expression française en Afrique subsaharienne. Durant la Seconde Guerre mondiale, elle sert d’instrument de propagande patriotique, relayant alternativement la voix de Vichy, de Giraud ou de De Gaulle, mais avec le même objectif de maintenir les colonies dans l’orbite de la France.


Le chapitre II montre la lente appropriation de ce média par les Africains qui, longtemps cantonnés aux postes techniques ou à des rubriques folkloriques, commencent, à travers Radio-Saint-Louis et les premières émissions en langues « indigènes », à s’approprier les ondes, amorçant une timide décolonisation du discours.


La deuxième partie explore le tournant des années 1956-1960. La loi-cadre Defferre, puis le référendum de 1958, ouvrent la voie à une expression politique africaine. Dans le chapitre III, Niang montre comment les gouvernements semi-autonomes cherchent à faire de la radio un instrument de légitimation politique. Au Sénégal, Mamadou Dia et Léopold Sédar Senghor utilisent Radio-Dakar comme laboratoire d’un État moderne. Mais c’est la dislocation de la Fédération du Mali (chapitre V) qui révèle pleinement la dimension stratégique du média. Une véritable « guerre des ondes » oppose Modibo Keïta à Senghor, chaque camp cherchant à imposer sa version des faits. C’est par la radio que le Sénégal proclame sa sécession en août 1960.
Dès lors, la radio devient un enjeu de souveraineté et un instrument de pouvoir national. Le chapitre IV détaille les premiers investissements dans les infrastructures radiophoniques, intégrés au plan de développement national. Senghor, conscient du rôle unificateur de la communication, fait de la radio une « ressource stratégique d’État », le transistor devenant un symbole d’intégration nationale.


La troisième partie analyse les crises politiques internes qui ont façonné la propagande senghorienne. La crise de décembre 1962, opposant Mamadou Dia à Senghor, illustre cette transformation : la radio, alors écartelée entre deux loyautés, devient l’arène d’une guerre psychologique. Après la chute de Dia, Radio-Sénégal se mue en instrument exclusif du régime présidentiel. La « guerre des entourages » (chapitre VI) marque l’entrée dans l’ère du culte de la personnalité : Senghor y devient non seulement chef d’État, mais père de la nation.


Le chapitre VII montre la « fin du senghorisme triomphant », quand la radio, devenue rempart du régime, s’épuise dans une propagande défensive. Face aux crises économiques et sociales, elle construit la figure de « l’ennemi intérieur », désignant étudiants, syndicalistes ou opposants comme fauteurs de désordre.
La quatrième partie du livre, intitulée Les mythes fondateurs de l’État-nation postcolonial, est sans doute la plus analytique. Le chapitre VIII, « Propagande, contrôle et censure », décrit le fonctionnement d’une information étroitement encadrée. À Radio-Sénégal, aucune frontière nette n’existe entre information et propagande. Les éditoriaux et chroniques, omniprésents, interprètent l’actualité selon « l’optique du père de la nation ». Senghor y devient le « chef sans rival », et la radio un miroir de la gouvernance du parti-État, l’Union progressiste sénégalaise (UPS).

« Senghor au micro », explore la mise en scène du président. Ses adresses hebdomadaires, empreintes d’un ton professoral, constituent un art de gouverner par la parole. Le poète-président invente même le terme « Médiat » pour qualifier cette médiation entre le pouvoir et le peuple. Mais derrière cette pédagogie se cache un paternalisme assumé : la radio parle au peuple, jamais avec lui.
C’est dans la cinquième partie, sans doute la plus fascinante, que Niang révèle la portée identitaire du projet senghorien. Le chapitre X analyse la place de la négritude et du modèle islamo-wolof dans la construction de l’État-nation. Par la radio, Senghor promeut une synthèse culturelle entre tradition africaine, humanisme français et foi musulmane majoritaire. Le Festival mondial des arts nègres (FESMAN) de 1966 symbolise cette ambition : l’apogée d’une politique culturelle qui mêle universalisme et enracinement.
Mais la radio, en popularisant un récit historique centré sur les royaumes wolofs et les figures musulmanes, participe à la hiérarchisation des identités sénégalaises. Niang souligne ce paradoxe : chrétien sérère, Senghor construit, par la radio, une nation islamo-wolof, au détriment des périphéries culturelles comme la Casamance ou le Fouta. Radio-Sénégal devient ainsi « l’appareil idéologique d’État » par excellence, modelant la conscience nationale.


Le dernier chapitre (XI) explore le versant social et éducatif de cette politique. La radio ne se limite pas à la propagande : elle devient un outil d’éducation civique et morale. Des programmes emblématiques comme Keur Noflaye, Coumba ak Samba ou La Radio scolaire promeuvent une « citoyenneté vertueuse ». Le théâtre radiophonique, porté par des figures populaires telles que Makhourédia Guèye, sert à dénoncer la corruption, l’incivisme et les tares sociales.
La radio éducative rurale, innovation senghorienne, encourage les paysans à débattre collectivement des émissions et à formuler leurs doléances. Niang montre toutefois que cette « libération de la parole » reste sous contrôle : même dans Dissoo, émission de discussion villageoise, la dissidence paysanne demeure canalisée par le parti-État.


En refermant ce livre, le lecteur comprend que l’histoire de Radio-Sénégal est celle d’une nation façonnée par la voix d’un homme. De la censure coloniale à la propagande senghorienne, la radio aura traversé tous les régimes en conservant une même vocation : parler au nom du pouvoir. Bocar Niang montre comment, sous le vernis d’un humanisme poétique, Senghor exerçait un contrôle absolu sur les mots, les ondes et les imaginaires.
La radio senghorienne fut à la fois école, église et tribunal ; elle enseignait la vertu, exaltait la culture, et imposait le silence. Par elle, s’est forgé le mythe d’un État-nation islamo-wolof, où la diversité s’effaçait au profit de l’unité. Une main de fer, certes, mais glissée dans le gant de velours d’une diction impeccable et d’un idéal de civilisation.

Presses de l’Université de LAVAL
Date Juin 2025 ; 248 pages