
À la mort de Ngũgĩ wa Thiong’o, Mbougar Sarr écrit une méditation bouleversante sur la langue, la mémoire et l’exil intérieur. Un mot manquant devient l’écho d’une question vertigineuse : qui parle en nous ?
Il y a quelques semaines, au milieu d’une phrase, le mot que je cherchais ne me vint pas. Je voyais la chose, je savais la nommer en sérère, ma langue maternelle ; mais en français j’ignorais quel mot utiliser.
J’en ai ri de honte : ainsi donc, dans une langue que je parlais depuis trente ans, ma principale langue de lecture, une langue que je croyais maîtriser et dans laquelle j’écris des livres, manie des concepts, travaille des raffinements, prétends à des complexités, j’étais incapable de trouver un mot aussi simple que celui-ci : édredon.
L’écrivain africain, lorsqu’il travaille dans une langue héritée de la colonisation, reconnaîtra ce moment où quelque chose dans cette langue lui résiste. Où quelque chose en lui résiste à cette langue. Où la langue qu’il croyait apprivoisée l’humilie : dehors ! Est-ce bien édredon que tu cherches ? Comme réponse, il y eut une voix portant une autre question : qui es-tu vraiment ?
Cette voix était la voix de Ngũgĩ Wa Thiong’o. C’était la voix de cet homme qui (avec d’autres) a posé, pour les écrivains africains créant dans des langues héritées de la colonisation, le problème du malaise culturel, voire spirituel de cet écartèlement. Peut-on se dire écrivain africain quand on n’écrit pas dans une langue africaine ? Question simple. Réponses complexes. Tous les écrivains africains ne savent pas écrire dans une langue africaine, n’ayant pas appris à le faire. Tous ne cherchent pas à le faire, la littérature ne se jouant pas pour eux dans l’interrogation identitaire. Tous ne souhaitent pas le faire, soit qu’ils tiennent cette question pour un combat d’arrière-garde, soit qu’ils pensent qu’ils condamneraient leur œuvre à une relative confidentialité s’ils écrivaient dans des langues mino-ritaires/risées, exclues du grand jeu des traductions, des reconnaissances, etc.
Ngũgĩ n’a pas hésité : il a cessé d’être James Ngugi pour devenir Ngũgĩ Wa Thiong’o. Il a abandonné, pour son œuvre littéraire, l’écriture en anglais pour l’écriture, d’abord, en gikuyu. La traduction ferait le reste. Le geste n’a rien d’une conversion. C’est tout l’inverse : un retour à la vérité première, celle que la colonisation avait précisément convertie – au forceps.
On peut affirmer n’être pas concerné. On peut soutenir que la langue d’un écrivain véritable se forge intimement, sous la langue instrumentale dans laquelle il écrit (je suis d’accord avec ça). Mais quand on est africain, ce « qui suis-je ? » qui est en réalité un « écrirais-je mieux dans ma langue d’origine ? » me paraît capital.
Ngũgĩ Wa Thiong’o est mort hier. Il a écrit de grands livres dans tous les genres. Décoloniser l’esprit. Pour une Afrique libre. Pétales de sang. Les neuf parfaites. Il n’aura donc jamais le Nobel. Mais il a mieux : une œuvre profuse, fabuleuse, dense, révolutionnaire, courageuse. Et une marque profonde laissée pour des générations.
PS : mon problème avec « édredon » se pose parfois dans le sens inverse : il y a des choses simples que je sais nommer en français, mais pas dans mes langues africaines. La honte alors se redouble. Pour rester dans la literie, j’ignore comment dire « sommier » en sérère ou wolof. Est-ce comique ou tragique ?
Adieu, Ngũgĩ !