L’instant décisif d’un roman est le scintillement du fil invisible qui lie tous les personnages ! Amadou Fall fait montre d’un génie incontestable dans le montage, pas à pas, des destins croisés de l’ancien tirailleur Samba Diop, son fils Mademba, l’épouse de ce dernier Adriana, la patronne du journal La Gazette, Coralie Jeannesey et, guide patient dans la découverte du fil, Ndella, digne mère qui attend le fils, promesse qui comble le vide laissé par la disparition du père.
Fall a réussi la prouesse de faire exister ses personnages fictifs, ombres captivantes, entières et typiques, dans des endroits, des temps et des circonstances réels. Tout un art consommé du roman réussi. Après une longue plongée dans le temps, ponctué par des événements aussi divers que singuliers, mais surtout hautement significatifs pour notre histoire et notre époque, le lecteur découvre que les récits successifs de Fall, drainant ses personnages dans l’univers de leurs propres démons, trouvent leur unité de sens dans la figure centrale et impavide de l’ancien combattant Samba Diop. Époux de Ndella, il a trouvé un écrin lointain dans le cœur de la jeune Coralie alors qu’il luttait, sous le nom de Latyr, contre la mort après une rude bataille lopposant, avec ses camarades, aux occupants allemands. D’un certain âge, ayant notoriété et influence dans le petit monde parisien du fait de sa position de patronne d’un journal de gauche craint et respecté, Coralie tombe amoureuse de Mademba, le fils de Samba Diop, éditeur à la Gazette, et mène une guerre impitoyable contre l’amour passionné de ce dernier, la jeune et belle antillaise, Adriana. Par la magie d’une photo qui ne trompait point, Ndella donne son sens à un « effet de transfert amoureux » de Coralie, du père au fils ! La patronne avait lancé à l’adresse de Mademba, en écho à son amour interrompu: « Cette fois tu m’échapperas pas ». Le jeune employé de La Gazette est, en fait, « l’ombre portée » d’un amour si ancien mais si ancré dans le tréfonds de la conscience de Coralie. La puissance qui naît de cette résolution explique l’âpreté de son combat contre la future épouse de Mademba.
Fall n’est pas seulement un excellent romancier. Historien et journaliste de métier, il sait admirablement donner du réel à son récit. Défile ce qui constitue le fond événementiel du siècle dernier : la guerre, le conflit larvé entre le capitalisme et le Communisme, l’Algérie, le Viêt Nam, les indépendances africaines, la crise économique et sociale dans les anciennes colonies, les cycles d’ajustement structurel, l’émigration, Mai 1968, la relation complexe entre l’Occident et les anciennes colonies.
Mais il n’y a pas que ces réalités mises en scène pour donner au roman une fermeté de langue et une consistance thématique. Fall sait monter ses personnages, leur donner une densité et une assise morale qui les ancrent définitivement en nous. L’amour, la déchéance, la trahison, l’amitié, la patience et l’endurance, la passion et le courage traversent ces récits comme des traits d’éternité de notre être-au-monde. C’est tout cela qui fait qu’on sort de Noires déchirures avec de nouvelles perceptions de ce qui nous entoure, de ce dans quoi nous sommes confrontés à l’expérience de l’existence.
Morceau choisi de l’instant décisif, deux petits paragraphes qui signent l’épilogue de ces palpitantes 202 pages soutenues par une écriture sobre et d’une rigueur peu commune :
« Adriana, elle également, avait remarqué que la fille de l’album et Coralie se ressemblent comme deux goutes d’eau. Il en était de même entre Mademba et son défunt père.
Le regard de la jeune fille croisa celui de son époux, comme au soir de leur première rencontre. Leurs pensées se confondirent. Ils venaient de tout comprendre ».

Note
Amadou Fall est Docteur en histoire. Il a exercé pendant longtemps au quotidien Le Soleil dont il fut Directeur des rédactions. Brillant journaliste économique, Fall est un exemple de compétence, d’intelligence et de rigueur dans la vie professionnelle comme dans la vie tout court. Ce premier magnifique roman ouvre sans doute une série de ce ténor de plume.

El Hamidou Kassé