On ne survit jamais à l’exil, encore moins aux livres qui en parlent et qu’on pénètre jusque dans leur profondeur. Que l’on soit exilé ou pas. C’est en écoutant Nina Simone, entre Banjul et Sénégal, que j’ai ouvert ce livre, humé ses pages, en ai corné ou griffé certaines.
J’en ai traversé les 100 premières en deux semaines et les 276 restantes en une journée, aujourd’hui même. Je voulais continuer, encore et encore, jusqu’au dernier mot, jusqu’au voyage dernier de Dramane, jusqu’à la fuite ultime.
Si la première partie m’a trainée de bout en bout, bousculée à peine et laissée sur une fin qui n’en est pas une – sûrement parce que j’y cherchais Bamba et peinais à l’y trouver –, les trois dernières ont été des plus belles, des plus poignantes, crispantes, perturbantes et touchantes. Personne n’y sort indemne, intact, vif. On s’y meurt et y vit, s’y perd et s’y retrouve, s’y découvre et s’y repousse. Elles portent le sens et l’essence d’un soleil qui ne se vainc pas.
Des noms me reviennent, ne me quitteront jamais plus :
Dramane. À lui seul, il porte ce qu’est l’exil. Surtout intérieur. Il est parti à l’autre côté pour réaliser rêves et attentes d’un père taciturne et d’une mère qui espère, de frères encore jeunes et de sœurs rebelles. Et ses rêves à lui ? il échoue – études et travail –, se fait expulser, retrouve sa famille et leurs attentes qui se sont évanouies au fil des ans et des silences, fauché dans tous les sens. Le retour est toujours destructeur pour un exilé. Lui, n’a pu échapper à cette règle. Il a tout vécu, tout entendu, tout subi. Même la mort de son père – la terre l’avale, l’engloutit. Je veux me mettre entre eux, exhumer chaque partie qu’elle couvre. Je veux parler à mon père, une dernière fois. Nous ne devons pas nous quitter comme ça –, qui n’a pu survivre à la honte et au silence. « Mon amour est mort, m’accueille ma mère. Le silence l’a tué. » (Qu’il est beau, ce passage. Et triste.) Voilà ce qu’il retrouve au bercail. Ce qui le pousse à ne plus ressentir à force de trop ressentir. Son désarroi peuplait ses nuits et, le matin, ne lui restaient que ses gros yeux et le ressenti enfoui, refoulé, tué même. Il a fui, jusqu’à braver les mers, jusqu’à se perdre dans une forêt et au fond de lui-même, jusqu’à retrouver sa sœur perdue, jusqu’à la voir mourir, jusqu’à faillir se mourir, jusqu’à rencontrer l’amour, jusqu’à entendre les cris d’un nouveau-né, jusqu’à revenir pour enfin vivre et ne plus laisser l’outre-Atlantique l’humilier. Jamais plus !

Thérèse. Cette mère qui a vu la souffrance de près, la pénètre, l’habite, la peuple, la transforme en mur qui encercle sa chair, son cœur, son âme même. Ah Thérèse ! que n’a-t-elle donc pas vu ? entre fils qui s’exile, se perd, revient, s’enferme, se meurt en étant vif ; fille qui commet le péché, se rebelle, s’en va, donne vie, se meurt ; mari qui condamne dans son silence toute sa famille, souffre, se meurt ; elle, qui demeure celle qui attend jusqu’au chapitre dernier du livre ou de sa vie ? Souvent on parle de ceux qui partent. On oublie ceux qui restent, qui souffrent dans l’attente. Thérèse les porte en elle.

Ngougui. Ce père qui ne retrouve ses mots qu’après s’être retrouvé de l’autre côté, six pieds sous terre. Ses « lettres mortes », oh combien elles sont belles ! on y retrouve toutes les ombres qui ont plané au-dessus de sa famille, toutes les voix tues, tous les exils intérieurs, tous les non-dits et les oublis, tous les regrets qu’éprouvent tous ceux qui meurent de silence. Peut-être que sa famille aurait survécu s’il avait retrouvé ses mots, s’il ne les avait pas étouffés. Mais on ne le saura pas. Jamais. Pas dans cette vie.
Je vais m’arrêter à eux. Mais dans ce livre, chaque personnage, qui se déplace dans le temps ou dans l’espace, dans le temps et dans l’espace, porte l’exil en lui-même, l’exprime avec des mots ou avec des regards, veut en échapper ou s’y mourir. Comme Dramane, qui a tant prié pour « échapper à sa propre vie », Hamid et son regard d’aveugle, qui ne voyait qu’Anifa, même dans le noir qui l’habite et dans les troubles de l’océan, Makena et ses yeux tendres ; obscurcis par les départs incessants, Katy, qui s’est exilée au fond d’elle-même…
Qui ne s’est donc pas, à un moment de sa vie, retrouvé en lui, dans ses entrailles, ses démons, ses peurs, son for intérieur ? Dans ce livre, c’est la part de nous-même qui erre que l’on retrouve.
Dans la pénombre de tout exil, planent des astres qui ne s’éteignent jamais. Qu’ils soient visibles ou pas. On les appelle : Soleils invincibles. Et Bamba a su les faire briller, chacun, avec beauté, finesse, musique et mot. Et son style, qu’il est magnifique dans sa simplicité, ses phrases entrecoupées, ses mots qui percent le tréfonds…

Amina jules Dia
Thiénaba, 02 mai 2025