Seydina Issa Dione, écrivain, mathématicien, analyste et poète sénégalais, a réussi à concilier la rigueur des chiffres et la liberté des mots. Invité du « Café des auteurs », il revient sur son parcours singulier entre mathématiques et poésie, partageant ses inspirations, ses débuts et la profonde réflexion qui sous-tend son recueil “Mathématiques d’un vécu”. Entre rigueur scientifique et sensibilité littéraire, découvrez comment cet auteur fusionne deux univers apparemment opposés pour créer une œuvre à la fois structurée et vibrante d’émotions.

Propos recueillis par Alpha Daouda BA

Seydina Issa Dione, pouvez-vous nous raconter votre parcours entre mathématiques et poésie ?

Merci, Alpha. Bonjour aux internautes qui nous suivent et à tous les followers de l’émission. Effectivement, je pense que mon parcours en tant qu’auteur a commencé avec une reconnaissance du langage, et j’aimerais revenir à mon enfance. J’ai fait mes premiers pas à l’école primaire Dior, où j’ai appris à lire et à écrire de manière basique. Ensuite, j’ai rejoint le lycée Blaise Diagne de Dakar, où j’ai effectué mon cycle moyen et secondaire. Mon premier contact marquant avec la poésie remonte à la classe de quatrième, lorsque je suis tombé sur une anthologie de poèmes d’élèves travaillant sous la supervision du poète Amadou Lamine Sall. J’ai été fasciné par la simplicité et l’originalité de ces textes, mais à l’époque, je n’avais pas les moyens d’acheter des recueils. J’ai donc pris un bloc-notes et j’ai recopié ces poèmes.
En terminale, j’ai choisi le commentaire de poèmes comme exercice préféré. J’étais en série S1, où les mathématiques et la physique avaient des coefficients élevés (8 chacun), tandis que le français en avait 3. Je me suis dit qu’il était essentiel de bien maîtriser cette matière et j’ai commencé à m’y appliquer encore plus. Cette rigueur m’a conduit à perfectionner mon approche du commentaire poétique, ce qui a nourri ma passion.
Plus tard, à l’Université de Saint-Louis, cette passion a pris une nouvelle dimension. J’étais inscrit en MASS (Mathématiques Appliquées et Sciences Sociales), une formation qui alliait mathématiques, sociologie, droit, économie et comptabilité. Lors d’un cours de français, notre professeur nous a cité Boileau : « Hâtez-vous lentement et sans perdre courage ; vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage ; polissez-le sans cesse et le repolissez ; ajoutez quelquefois, et souvent effacez. » Cette citation m’a inspiré à peaufiner mes textes, en ajoutant et en supprimant pour atteindre une qualité littéraire supérieure.
En cours de mathématiques, j’ai commencé à voir des parallèles entre les concepts mathématiques et la vie réelle, ce qui a renforcé mon envie d’explorer les similitudes entre ces deux domaines.

Est-ce que tout cela répondait à un besoin personnel, à une curiosité intellectuelle ? Êtes-vous venu à la poésie pour cette raison, ou souhaitiez-vous simplement vous y aventurer en parallèle ?

Je pense que, tout d’abord, c’était un besoin personnel, un besoin d’expression, une envie de m’exprimer. Le premier poème que j’ai écrit sur place était dédié à ma mère. Les deux premiers vers étaient : « Aujourd’hui, là où je suis, je mesure ce que je suis. » Je l’ai écrit ainsi, sans prêter une attention particulière aux mots.

C’est par la suite, en essayant de l’analyser, que je me suis dit : « Tiens, cette idée de “mesurer ce que je suis” renvoie aux mathématiques. » Mesurer, c’est évaluer, calculer une distance, une hauteur, un volume, une densité. Avec l’habitude que j’avais de commenter des poèmes, je me suis interrogé : en disant « je mesure ce que je suis », ne parle-t-on pas de la distance parcourue, c’est-à-dire des épreuves traversées ? De la hauteur, comme un symbole des défis et ambitions ? De la densité, représentant la richesse des relations humaines ?

Cela m’a fait prendre conscience que cette approche pouvait donner du sens à mes textes. Plus tard, dans ce poème dédié à ma mère, j’écrivais : « Merci est un petit mot. » C’est une expression courante, mais on ne dit jamais « merci » à quelqu’un qui n’a rien fait. J’ai alors modifié ce proverbe en écrivant : « Merci est un petit mot, mais de valeur exponentielle quand sa cause dépasse le banal ou l’éphémère. »

Le terme « exponentiel » est souvent employé en littérature pour exprimer une croissance rapide. Mais si on l’analyse d’un point de vue mathématique, il prend un autre sens. En effet, en mathématiques, il existe trois fonctions de croissance particulières : la fonction logarithmique (ln), la fonction puissance (x élevé à une certaine puissance), et la fonction exponentielle. Lorsqu’on compare ces croissances, on observe que la fonction logarithmique croît lentement, la fonction puissance plus rapidement, et la fonction exponentielle encore plus vite.

Ainsi, pour un mathématicien, parler d’une « croissance exponentielle » signifie une progression extrêmement rapide. Cette double lecture, littéraire et mathématique, enrichissait mon interprétation des mots et donnait une nouvelle profondeur à mes textes.

Les mathématiques, c’est la rigueur, la raison, tandis que la poésie relève de l’intuition et des émotions. Comment vivez-vous cette dualité en tant que mathématicien et poète ?

Dualité ? Je parlerais plutôt de complémentarité. Je perçois davantage des similitudes qu’une opposition. Si l’on remonte dans le temps, au XVIIᵉ siècle, on trouve Blaise Pascal : à la fois philosophe et mathématicien. Les mathématiciens connaissent bien le triangle de Pascal, mais il était aussi inventeur – en témoignent ses contributions en informatique avec le langage Pascal. Entrepreneur également, il a même figuré sur un billet de 500 francs en France. Pascal a marqué l’histoire des probabilités avec la théorie des jeux et le concept de martingale.

À l’époque, la distinction entre mathématicien, philosophe et scientifique était bien plus floue. Descartes, par exemple, avec son Discours de la méthode, en est une autre illustration. Pareto, quant à lui, était à la fois sociologue et économiste, célèbre pour la loi du 80/20 que tout le monde connaît.

On ne séparait pas aussi strictement ces disciplines. C’est pourquoi je parle de complémentarité plutôt que de dualité. En mathématiques et en poésie, il existe des passerelles. Prenons l’exemple de Felwine Sarr ou encore de Mary Teuw Niane, qui fut mon professeur en 2007 et qui était aussi poète. On peut également citer Jacques Roubaud, membre de l’Oulipo, décédé récemment, le 5 décembre 2024.

Ainsi, il existe de nombreux mathématiciens qui sont aussi poètes. La frontière entre les deux mondes est bien plus fluide qu’on ne l’imagine.

Je me souviens de nos années à l’Université Gaston Berger, où vous affichiez vos poèmes sur le campus, lus par un grand nombre d’étudiants. Que représentent pour vous ces débuts à Saint-Louis et en quoi ont-ils façonné votre plume d’aujourd’hui ?

Ah oui, une belle, une très belle époque. À l’Université de Saint-Louis, j’ai beaucoup appris. Elle ne nous a pas seulement délivré des diplômes, elle nous a aussi inculqué bien d’autres choses : le savoir-faire, le savoir-être, le savoir-vivre, le civisme… C’était un cadre extraordinaire.

Dans ma chambre, j’avais accroché une grande affiche où j’avais moi-même recopié à la main mon premier poème, dédié à ma mère. Ce poème est resté sur ce mur tout au long de mon cursus. À l’Université de Saint-Louis, une fois que vous recevez la clé de votre chambre, c’est la vôtre jusqu’à ce que vous la rendiez. J’y ai passé environ quatre à cinq années. Pendant les vacances, je rentrais chez moi avec la clé et, à mon retour, je retrouvais ma chambre intacte. Ce poème est donc resté là tout ce temps. Je crois même qu’en partant, je l’ai laissé accroché au mur.

C’est là que tout a commencé. J’ai également commencé à publier mes textes à l’Université Gaston Berger. Pourtant, à l’origine, je n’écrivais pas pour être lu. J’écrivais avant tout sur des sujets très personnels : ma mère, mon grand-père maternel, qui m’a profondément marqué et qui est décédé en 2006, lors de ma première année à l’université. Mes textes étaient avant tout pour moi.

Et puis, il y a eu une anecdote marquante. Mon premier texte affiché sur le campus est né d’une erreur de communication. À l’époque, nous préparions un mouvement de grève. Lors d’une assemblée générale dans le grand amphithéâtre de l’université, rempli d’étudiants, chacun prenait la parole pour convaincre l’assemblée de prolonger la grève et d’aller jusqu’à barrer la route nationale afin de se faire entendre.

Je n’avais pas l’habitude de parler devant une foule, mais ce jour-là, quelque chose me rongeait. Je sentais que je devais m’exprimer. J’ai donc demandé la parole. Une fois devant l’amphithéâtre, le stress m’envahissait, ma poitrine se serrait… Mais j’ai pris la parole et j’ai dit :

« Barrer la route nationale ? Moi, je ne suis pas d’accord. »

J’ai commencé à argumenter, mais j’ai rapidement compris mon erreur : j’essayais de raisonner une foule, alors qu’une foule, par définition, ne raisonne pas. Son objectif était simple : obtenir le plus de jours de grève possible.

J’ai alors pris l’exemple de l’hymne national du Sénégal. Tout le monde connaît son premier couplet, mais pour moi, c’est la partie poétique. Le véritable message se trouve dans les autres couplets, souvent ignorés. J’ai expliqué que nous, étudiants d’une université d’excellence, financés par l’argent du contribuable, voulions faire réagir les autorités… mais que notre mode d’action nuisait à ce même contribuable. Barrer la route nationale, empêcher quelqu’un de voyager de Dakar à Saint-Louis, à Dagana, à Richard-Toll, ce n’était pas un message adressé aux autorités, mais une gêne imposée à des citoyens ordinaires.

Ce jour-là, j’ai été chahuté, hué. En rentrant chez moi, j’ai compris que j’avais commis une erreur en tentant de raisonner une foule. Mais je me suis aussi fait une promesse :

« Vous n’avez pas voulu m’écouter dans la salle ? Cette fois-ci, vous allez m’écouter autrement. »

C’est ainsi qu’a commencé mon engagement dans l’écriture. J’ai mis sur papier toutes les idées que je n’avais pas pu exprimer ce jour-là, je les ai développées et je me suis mis à les afficher un peu partout sur le campus.

Et je témoigne que vous avez été le poète et l’écrivain le plus populaire de l’Université Gaston Berger de Saint-Louis du Sénégal à cette époque. Merci. Cela nous permet d’aborder votre ouvrage Mathématiques d’un vécu et sa portée critique. Votre recueil est divisé en trois parties évoquant les âges de la vie : croissance, stabilité, déclin. Pourquoi avoir choisi cette structure et ce parallèle avec le cycle de l’existence ?

Effectivement, il s’agit ici des mathématiques d’un vécu. Ce que j’ai voulu exprimer à travers cette structure, c’est le déroulement naturel de la vie en trois grandes phases : la petite enfance et l’adolescence (que l’on peut regrouper), l’âge adulte et enfin le troisième âge.

Cela nous donne une dynamique en trois temps : croissance, stabilité et déclin. Ce sont les étapes naturelles de l’existence. D’ailleurs, en mathématiques, nous avons un concept qui fait écho à cette structure : la loi normale. Elle est souvent représentée par une courbe en cloche, qui illustre justement cette progression : une montée (croissance), un sommet (stabilité) et une descente (déclin). Ainsi, en observant la courbe de la loi normale, on retrouve ce cycle de la vie.

Toujours dans le recueil, la numérologie occupe une place importante. Il est composé de 45 poèmes, et ce nombre a une signification particulière. Mathématiquement, 45 est la somme de tous les chiffres de 1 à 9 :

1+2+3+…+9=45.

D’un point de vue symbolique, dans les religions révélées, Adam est considéré comme le premier homme. En arabe, chaque lettre est associée à un chiffre et, si l’on additionne les valeurs correspondantes au nom Adam, on obtient 45. Cela nous renvoie donc à la notion d’humanité et de vie.

De même, le nom Awa (première femme dans la tradition) donne 15 en suivant la même logique numérologique. Ainsi, mon recueil de 45 poèmes est divisé en trois parties de 15 poèmes chacune, représentant les trois grandes phases de la vie.

Votre ouvrage fait également référence à la Palestine, au Sénégal et à votre mère. Pourquoi ces thématiques reviennent-elles dans vos écrits ?

Le Sénégal occupe une place centrale dans mon recueil, notamment à travers un poème intitulé Mon Appel. Ce titre fait directement référence à l’Appel de Yoff, une grande cérémonie religieuse annuelle en hommage à Seydina Issa et son père, Seydina Limamoulaye. Il se trouve que Seydina Issa est aussi mon homonyme, ce qui a renforcé cette connexion symbolique.

Dans ce poème, je lance un appel à la nation sénégalaise. Il se conclut par ces mots :

J’appelle, j’appelle, j’appelle.
J’appelle la promesse d’honneur à nos ancêtres.

Cette dernière phrase est une référence directe à l’hymne national du Sénégal, où l’on retrouve également l’expression de Senghor :

« Terre mienne mérite un peuple dur sans haine. »

Et plus loin encore :

« Nation nôtre mérite nos vies par la honte. »

Ainsi, ce poème condense les valeurs et les aspirations portées par l’hymne national, tout en soulignant des enjeux actuels comme la démocratie et l’éducation.

Je mets en avant l’importance de revoir notre système éducatif, qui produit parfois des savants sans savoir :

Savants sans savoir, intériorisant des notions, ignorant leurs nations.

D’un côté, ces jeunes absorbent des connaissances académiques (intériorisant des notions), mais de l’autre, ils perdent le lien avec leur propre culture et leur responsabilité envers le Sénégal (ignorant leurs nations). Or, notre véritable richesse, ce sont nos jeunes – et plus encore, nos jeunes instruits et conscients.

Quant à la Palestine, il était impossible de ne pas évoquer cette question. D’un point de vue purement humaniste, ce qui s’y passe est inacceptable. Je ne peux pas cautionner aujourd’hui ce que je n’aurais pas accepté en Afrique, ni au Sénégal, ni ailleurs.

D’ailleurs, le discours prononcé par le président de la République du Sénégal en septembre devant le Conseil des Nations Unies allait exactement dans le même sens que mon texte. Pourtant, j’avais écrit et publié ce poème bien avant, en août. Lorsque j’ai écouté son allocution, j’ai retrouvé presque mot pour mot les idées que j’avais développées.

Dans ce texte, j’ai utilisé des vers construits sur six syllabes, en référence aux cinq continents et à la mer, que je considère comme un sixième continent. J’y dénonce l’inaction mondiale face à cette tragédie :

Tout le monde regarde la Palestine sans rien dire.
Alors, qui ira secourir ces innocents sans voix,
abandonnés à la loi du plus fort ?

C’est fascinant. Dans la partie consacrée aux statistiques, vous évoquez des émotions complexes à travers des outils mathématiques. Est-ce une manière de souligner l’impossibilité de résoudre certains mystères humains ?

Je l’ai abordé sous l’angle de l’intelligence émotionnelle. On peut raisonner, analyser, quantifier… mais, au bout du compte, c’est le cœur qui prend le dessus. La logique a ses limites face à certaines réalités humaines, et c’est là que l’émotion s’impose.

Qu’aimeriez-vous que les lecteurs retiennent de votre ouvrage ? Et sur quoi travaillez-vous actuellement ?

Avant tout, une méditation sur la vie. J’ai voulu illustrer une palette d’émotions que chacun peut ressentir à travers ce recueil. C’est une œuvre de partage et de sensibilité, un livre qui joue avec les mots et les idées.

Un texte peut avoir une lecture littéraire, mais aussi une lecture mathématique. Ce recueil fait la promotion de la poésie et des mathématiques, mais surtout des mathématiques. Il s’agit aussi d’un appel aux jeunes. Aujourd’hui, nous parlons d’intelligence artificielle, de nouvelles technologies, de numérique, de digitalisation. Pour relever ces défis, nous avons besoin de scientifiques, en particulier en Afrique et au Sénégal.

Quand on sait qu’en 2023-2024, moins de 17 % des candidats au baccalauréat au Sénégal étaient inscrits dans des filières scientifiques et techniques, cela doit nous interpeller. Si nous voulons être compétitifs à l’échelle mondiale, nous devons former davantage de scientifiques et de mathématiciens. Sans cela, nous ne pourrons pas être à la hauteur des défis technologiques et économiques de demain.

Ce recueil invite à la réflexion. Même la couverture est un poème à elle seule, chargée de symboles : le M y est représenté comme une double croche en musique, et divers symboles mathématiques s’y entrecroisent. L’idée est de stimuler la curiosité et la réflexion.

Quant aux projets à venir, nous travaillons sur une version audio du livre… et d’autres surprises sont en préparation !

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