Dans le cadre de la présentation de son nouveau roman, « Un Tombeau pour Kinne Gaajo », Boubacar Boris Diop a partagé avec le public de la librairie Plumes du Monde les défis et les réflexions qui ont jalonné son parcours d’écrivain. Au cœur des échanges, la question de la traduction et de l’autotraduction a été abordée sous un angle inédit, révélant les dilemmes artistiques et culturels auxquels Diop a été confronté.
En tant qu’écrivain sénégalais évoluant dans un paysage littéraire multilingue, Boris Diop a dû naviguer avec finesse entre les différentes langues et cultures qui imprègnent son écriture. Son choix de traduire lui-même ses œuvres du wolof au français témoigne de sa volonté de préserver l’authenticité de son texte tout en le rendant accessible à un public plus large. Cette démarche audacieuse, bien que laborieuse, incarne l’engagement de Diop envers la diversité linguistique et culturelle qui caractérise le paysage littéraire africain.
Le titre même du roman, « Un Tombeau pour Kinne Gaajo », reflète les enjeux complexes de la traduction et de l’interprétation. En substituant le personnage emblématique de « Kocc Barma » par « Kinne Gaajo », Diop a ouvert de nouvelles perspectives sur la signification et la résonance de son œuvre dans différentes langues et cultures. Ce choix délibéré, bien que sujet à interprétation, témoigne de la profondeur de la réflexion de l’écrivain sur la nature changeante de l’identité et de la mémoire collective.
Enfin, l’attention méticuleuse de Boris à l’égard de l’orthographe des noms dans la version française de son roman souligne son souci de préserver l’authenticité linguistique de son œuvre tout en garantissant sa lisibilité et sa cohérence. Cette démarche révèle la rigueur artistique de Boris et son engagement envers son public, quel que soit son origine ou sa langue maternelle.
La présentation de « Un Tombeau pour Kinne Gaajo » à la librairie Plumes du Monde a été l’occasion pour Boubacar Boris Diop de partager avec le public les coulisses de son processus créatif et les défis inhérents à la traduction et à l’interprétation de son œuvre. Au-delà de son rôle d’écrivain, Boris incarne une voix engagée en faveur de la diversité linguistique et culturelle qui anime le paysage littéraire africain.
L’échange entre le célèbre écrivain sénégalais Boubacar Boris Diop, auteur du roman « Un Tombeau pour Kinne Gaajo », et Serigne Seye à la librairie Plumes du Monde a offert un regard fascinant sur les défis de la traduction et de l’autotraduction. Diop a partagé son parcours artistique et les choix complexes qui ont façonné son œuvre, révélant ainsi les nuances et les subtilités de son processus créatif.
Serigne Seye (SS) : Pourquoi avez- vous choisi de traduire votre livre vous-même ? Est-ce que vous n’avez pas vu, par exemple, des propositions de traduction d’autres personnes qui auraient pu le faire ? Donc la question de la traduction d’abord, la pertinence de la traduction du roman et la pertinence également de l’autotraduction.
Boubacar Boris Diop (BBD) : Il faut dire que lorsque vous écrivez un roman en Wolof, très souvent, pas toujours, la première réaction des personnes que vous racontez, c’est de vous dire quand allez-vous le traduire ? Au fond, le message, je l’ai toujours reçu comme suit, vous avez fait un geste politique intéressant, vous avez écrit en Wolof, mais maintenant nous voulons ce livre dans une véritable langue. Quand est-ce que ça va venir ? Et je prends soin, chaque fois que le livre paraît en Wolof, ça a été le cas pour Doomi Golo, qui deviendra Les Petits de La guenon, je prends soin de laisser ce livre mal-né, mal-aimé, se débrouiller tout seul, avec plein de gens qui nous disent « je ne peux pas le lire, je veux bien, etc. », qu’il se débrouille. Et après, on le traduit, je le traduis en français. Pourquoi en français ? Parce que j’ai commencé à écrire en français. Voilà, c’était un exercice difficile. Ça, on le soupçonne aisément, je crois que je mets plus de temps à traduire le livre du Wolof vers le français qu’à l’écrire directement en Wolof.
SS : Quand l’écrivain essaie de passer de sa langue maternelle au français, il y a un risque de trahison. C’est-à-dire, en passant du Wolof au français, est-ce que cette hypoculture Wolof là, dont parle Pape Samba diop, et qu’il essaie de démontrer dans la plupart de ses articles, est-ce que cette hypoculture Wolof là ne se perd pas ? Est-ce que le texte français est fidèle, ou encore tout de même est fidèle au texte Wolof ?
BBD : Alors, ces derniers mois, j’ai beaucoup présenté le livre en Europe, en particulier en France. Et je disais au public, vous savez, ce livre, a deux couches de réception. Le lecteur francophone qui ne comprend pas Wolof, pas du tout Wolof, quand il le lit, reçoit un type de texte donné. Mais le lecteur wolofone et francophone en même temps, il trouvera des clins d’œil, des codes sociaux, linguistiques, que les lecteurs étrangers malheureusement ne pourront jamais trouver. Et c’est ça que Pape Samba Diop appelle l’hypoculture Wolof. Je n’avais pas mis de concept sur le phénomène, mais en traduisant le livre du Wolof vers le français, je me suis rendu compte qu’il y a des passages que’un non wolofone ne pourra jamais comprendre. J’ai laissé ça comme ça. Parce que dans le contrat qui lie le lecteur au romancier, au narrateur, il y a toujours une certaine dose d’obscurité, d’opacité, de mystère. Nous avons lu Tolstoy, Dostoevsky, des auteurs russes, des auteurs chinois ou même les auteurs latino-américains, à un moment donné, nous nous rendons compte que certains mots, certains passages, certaines situations ne nous sont pas accessibles. Mais nous continuons, ça fait partie de l’expérience de la lecture.
SS : Le titre du texte en français est sémantiquement différent du titre du texte en wolof. On passe de Bàmmeelu Kocc Barma, à un Tombeau pour Kinne Gaajo. Donc de kocc Barma à Kinne Gaajo. Comment expliquez-vous cette substitution de personnages ? En même temps, on passe d’un personnage qui représente tout un imaginaire collectif, toute une culture, à un personnage qui célèbre même sa liberté individuelle. Comment expliquez vous ce changement-là ?
BBD : Je souris parce que, en procédant à ce changement, je me suis dit, on me posera la question, et devine quoi, je me suis dit, Serigne Seye sera le premier à me le poser. Effectivement j’ai longtemps hésité. Le processus de retraduction, c’était vraiment un processus de recréation du texte. Et ce dont je ne m’étais pas aperçu forcément en écrivant le livre en wolof, pour moi, bon, c’était là quoi, c’était devenu tellement évident que Kiné Gaajo dominait ce roman. Elle est là, de la première à la dernière ligne. Alors, je crois que je suis tombé plus ou moins amoureux de cette femme, de mon propre personnage. Et je me suis dit, la meilleure façon de lui rendre hommage, c’est qu’elle soit dans le titre. C’est pour ça qu’on est passé de Kocc Barma à Kinne Gaajo. Kocc Barma, symbole de l’identité sénégalaise qui s’est noyé au large de la Casamance en septembre 2002.
SS : Maintenant, le choix de l’orthographe des noms dans le roman français, avez-vous préféré prendre la même orthographe que celle des textes? Voilà, en ce qui concerne tout le travail onomastique que vous avez fait. Parce que vous n’avez pas écrit, par exemple, Kinne Gaajo avec K-I-N-É-G-A-D-I-O. Vous avez voulu un peu imposer au public non holophone cette orthographe-là.
BBD : Très intéressant. Vous remarquerez que, par ailleurs, quand je mets le nom de Senghor, de Cheikh Anta Diop, de Birago, je respecte l’orthographe, qui ne respecte pas notre langue, mais je respecte ça parce que le roman donne lieu à un travail de recherche. Je ne veux pas que les chercheurs soient perturbés, ou que les lecteurs soient perturbés. On est familier avec le nom de Birago Diop, s’écrivant D-I-O-P. Moi-même, j’ai dit, en titre, mon propre nom. On a discuté, mais j’ai dit, on garde D-I-O-P, c’est la principale raison. Ta question me permet de souligner un point précis. Le mot Joola dans le roman, en Wolof c’est une faute. Parce que le A final doit être doublé. Si on écrit Joola correctement en Wolof, c’est J-O-O-L-A-A. Mais, si les gens veulent identifier le Joola lui-même, si on veut respecter l’histoire, on le met en acceptant de faire cette faute. J’espère d’ailleurs que les gens s’en rendront compte. J’ai fait ça exprès.
La question complexe de la traduction et de l’autotraduction a été soulevée, offrant un éclairage fascinant sur les défis et les choix artistiques auxquels Boris Diop a dû faire face.
Boubacar Boris Diop a expliqué son choix de traduire lui-même son œuvre, soulignant l’importance de maintenir l’intégrité linguistique et culturelle de son texte. Malgré les pressions pour traduire ses romans wolofs en français, il a délibérément laissé ses œuvres « mal-nées » dans leur langue originale, avant de les traduire lui-même. Cette démarche lui a permis de préserver l’essence même de son écriture tout en offrant une version accessible à un public plus large.
Cependant, la transition du wolof au français n’est pas sans difficultés. Diop a reconnu le risque de trahison culturelle et linguistique dans ce processus, soulignant les subtilités et les nuances propres à chaque langue. Malgré cela, il a choisi de relever ce défi, conscient que certains éléments de son œuvre ne seront peut-être jamais entièrement compris par un lectorat étranger.
Une autre dimension intéressante de la discussion a porté sur le titre du roman et ses implications. En passant de « Bàmmeelu Kocc Barma » à « Un Tombeau pour Kinne Gaajo », Diop a opéré un changement significatif dans la représentation symbolique de son personnage principal. Ce choix, bien que délibéré, a suscité des interrogations sur la signification profonde de cette substitution et sur les implications pour l’interprétation du roman dans différentes langues et cultures.
Enfin, la question de l’orthographe des noms dans la version française du roman a été abordée. Diop a expliqué son souci de maintenir la cohérence et la lisibilité tout en préservant l’authenticité des noms wolofs. Cette attention méticuleuse aux détails reflète l’engagement de l’auteur envers son travail et sa volonté de créer une expérience immersive pour ses lecteurs, quelle que soit leur langue ou leur culture.
Boubacar Boris Diop ou le panafricanisme littéraire
ENTRETIEN. Le romancier sénégalais fait son grand retour avec son nouveau roman « Un tombeau pour Kinne Gaajo », qu’il présente au Salon africain du livre de Genève.
Propos recueillis par Viviane Forson et Valérie Marin La Meslée
un portrait de femme inoubliable pour cette journée des droits de la femme, voilà le cadeau que nous fait Boubacar Boris Diop, avec ce nouveau roman Un tombeau pour Kinne Gaajo, qui marque le grand retour en librairie de l’immense écrivain sénégalais (récompensé en 2022 par le prix international de littérature Neustadt après Garcia Marquez, Octavio Paz ou encore Francis Ponge), connu aussi pour son livre rwandais Murambi, le livre des ossements, ses essais engagés, mais aussi pour son combat pour sa langue maternelle, le wolof. Il tente l’aventure avec un premier roman, Doomi Golo, qu’il traduira lui-même en français Les Petits de la guenon (Philippe Rey, 2009), et la renouvelle en auto-traduisant ce livre, lui aussi écrit en wolof et qui bruisse des voix sénégalaises. Il raconte le destin sulfureux d’une poétesse, qui est une des victimes d’une catastrophe majeure au Sénégal : le naufrage du Joola. Et c’est son amie d’enfance, devenue journaliste radio célèbre, qui, dépositaire des archives de l’écrivaine, va transcrire (on verra comment) sa vie… Invité au Salon africain du livre de Genève, Boubacar Boris Diop a répondu à nos questions. Entretien.
Le Point : Votre nouveau roman, qui marque votre retour en librairie française avec une fiction, est directement inspiré du naufrage du Joola, le 26 septembre 2002. Pourquoi ce choix et à quel moment le romancier a-t-il intériorisé cette tragédie pour en faire une fiction ?
Boubacar Boris Diop : J’ai senti dès les premières semaines que j’écrirais un livre sur ce naufrage où avait péri un jeune étudiant vivant chez moi. Je lui avais consacré des articles, mais il me fallait creuser plus profond, mettre en évidence ce que la catastrophe de septembre 2002 dit sur la société sénégalaise.
Autour du fait lui-même, vous avez fait naître un personnage absolument inoubliable, dont vous faites une des victimes du naufrage, une poétesse et prostituée nommée Kinne Gaajo. Comment est-elle apparue à votre imagination ? Pourquoi une naufragée écrivaine ?
J’ai eu au même moment envie de raconter deux histoires, une tragédie collective et la destinée singulière de Kinne Gaajo. Les deux récits ont cheminé en parallèle un certain temps et sont même parfois entrés en compétition avant de se fondre finalement dans un seul et même roman.
Doit-on reconnaître une figure de la littérature sénégalaise dans ce personnage… ? On songe au roman prix Goncourt de Mbougar Sarr, traversé par une écrivaine d’une grande liberté. Dans quelle mesure les femmes de lettres de votre pays sont-elles des sources d’inspiration ?
Je comprends la tentation de chercher pour ainsi dire un personnage de fiction parmi les personnes réelles, nos écrivaines en l’occurrence, c’est un jeu de pistes vieux comme la littérature, mais je n’ai pas écrit un roman à clés. Je n’aime d’ailleurs pas ce procédé, j’ai plus tendance à brouiller les repères qu’à faire des clins d’œil aux initiés, à mon avis, ça ne va pas bien loin. J’ai travaillé pendant quatre ans sur la version originale en wolof de ce livre avant sa parution en 2017 et je peux dire de Kinne Gaajo que c’est un personnage composite. Il m’a été inspiré par plusieurs artistes et intellectuelles que j’ai connues, avec qui j’ai eu des relations humaines privilégiées. Toutes sont mortes très jeunes à force de brûler la vie par les deux bouts et, bien souvent, en passant devant certains endroits de Dakar, je sens leur présence silencieuse. Elles m’habitent encore, d’une certaine façon.
Kinne Gaajo écrit en wolof. Vous aussi. Vous racontez sa « naissance » au wolof en prison. Comment cela s’est-il passé pour vous ?
J’ai mis du temps à envisager d’écrire en wolof. Je doutais de mes capacités et j’étais victime des idées reçues sur le sujet, l’absence de lectorat, la profusion des langues dans chaque pays africain et tant d’autres fausses évidences. J’ai cependant toujours ressenti un certain malaise avec une langue qui m’est au fond si étrangère. Cela m’a rendu de plus en plus sensible aux thèses du Sénégalais Cheikh Anta Diop et du Kenyan Ngugi wa Thiong’o, qui ont essayé de démontrer de livre en livre qu’aucune littérature digne de ce nom ne peut être dans une langue d’emprunt et que le problème est encore plus sérieux quand il s’agit de celle de l’ancien colonisateur. Le passage à l’acte, lui, est venu du Rwanda et, dès mon premier roman en wolof, je me suis rendu compte que c’est par là que j’aurais dû commencer. Peut-être bien l’essentiel. Le silence entre les mots n’est sans doute jamais le même d’une langue à l’autre et il y a aussi la musique des mots, toutes ces vibrations que j’entends avec une singulière netteté en wolof.
Dans ce livre, vous dressez un portrait de la presse sénégalaise, des médias en général. Comment percevez-vous leur traitement de la situation intérieure ainsi que des relations du Sénégal avec ses différents partenaires et notamment de la France ? Quel modèle de presse auriez-vous en tête ?
Je suis journaliste de formation, j’ai d’ailleurs appris ce métier dans la même institution que la narratrice Njéeme Pay et j’ai aussi été pendant quelque temps le directeur de publication d’un quotidien indépendant dakarois. Notre plus grand défaut, nous autres journalistes sénégalais, c’est le nombrilisme, nous sommes trop focalisés sur notre politique intérieure. Ce n’est pas bien d’ignorer ce qui se passe dans le monde ou même dans le reste du continent africain. On peut invoquer l’absence de moyens, mais cela ne peut pas justifier que sur tous les événements internationaux on se contente de reprendre telles quelles les dépêches de Reuters ou de l’AFP.
À travers les personnages de journalistes, ou de jeunes gens comme le frère de Kinne, qui fait carrière en politique, les critiques ne manquent pas sur les dirigeants du pays, or l’actualité a tout pour ajouter de l’eau à votre moulin : quelles sont les porosités entre l’essayiste engagé que vous êtes et le romancier ?
J’ai en effet pris beaucoup de plaisir à me moquer de nos hommes politiques et je dois dire que j’étais encore plus méchant avec eux dans mon premier roman en wolof, Doomi golo. C’est que quand on écrit dans sa langue maternelle, on cède facilement à la tentation du pilonnage à cause d’une complicité particulièrement forte avec le lecteur, qui se traduit par des clins d’œil malicieux et un langage codé. Cela dit, je suis bien conscient du danger d’écrire des romans à thèse quand on se veut un auteur engagé. J’essaie de mettre une cloison aussi étanche que possible entre le monde des idées, clair et ordonné, et celui de la fiction, qui peut être le royaume des ténèbres et de la folie.
Ce livre est aussi celui d’une collectivité, voire d’un continent, puisque vous revenez, à travers les curiosités de votre héroïne, sur le destin de Siidiya-Lewoŋ Jóob, l’histoire du Waalo, la colonisation : on vous entend pousser un appel à chercher et ouvrir les archives de l’histoire sénégalaise notamment. Est-ce que les choses bougent de ce côté-là ?
Oui et pas vraiment oui. Chez nous, ce sont des milliers de noms de rues et de places publiques qu’il faudrait changer. La tâche est donc colossale, mais grâce à la campagne menée il y a deux ou trois ans depuis le Sénégal et la France et sur les réseaux sociaux, on note de petites avancées. À Saint-Louis, la statue de Faidherbe a été discrètement rangée dans un hangar. À Dakar, l’avenue Faidherbe a été débaptisée mais porte à présent le nom du président Macky Sall. Défense de rire. Pour Siidiya-Lewoŋ Jóob, cette figure historique majeure, tout reste à faire. C’est pour cela que je lui ai accordé une si grande place dans Un tombeau pour Kinne Gaajo.
Les femmes ont un rôle capital dans ce livre, en cette journée du 8 mars, comment le Talaatay Ndeer, considéré comme un acte de résistance suprême des femmes de Ndeer, la capitale du Waalo, résonne-t-il en vous ?
Talaatay Ndeer, qui signifie littéralement « le mardi de Ndeer », est une histoire exemplaire en ce sens que c’est une femme du peuple, Mbarka Ja, très rarement nommée, qui a pris les choses en main au moment le plus critique. Elle a dirigé la bataille contre les Maures Trarza et organisé dans les moindres détails l’immolation collective des femmes de Ndeer. C’est aussi elle qui a fait s’évader la petite Sadani Caam en lui confiant en des termes très émouvants la mission de raconter au royaume le sacrifice de celles qui avaient préféré la mort à l’esclavage.
À peine publiez-vous ce roman qu’on en annonce un autre dans le contexte du Nigeria que vous connaissez bien pour y avoir enseigné. Pouvez-vous en dire quelques mots ?
Je me suis rendu compte après avoir fini ce roman « nigérian » qu’il fait écho à celui sur le Rwanda. C’est intéressant, un auteur sénégalais dont l’œuvre déborde son propre pays. On peut parler ici de panafricanisme littéraire, mais pour être franc, ce n’était pas mon projet, ce sont des expériences de vie qui ont engendré ces deux livres. Pour le second, non encore traduit, l’un des protagonistes est du Nigeria et son alter ego est Sénégalais. Tous deux sont des paysans et c’est mon premier roman qui se déroule si loin de la ville et en dehors des milieux intellectuels.
On ne peut pas penser à votre œuvre sans avoir en mémoire « Murambi, le livre des ossements », un des romans les plus puissants à dire le génocide des Tutsis au Rwanda, voici trente ans. Que reste-t-il de ce moment de votre vie, de cette implication du romancier ?
Ce que j’ai surtout appris en travaillant sur le Rwanda, c’est à quel point nous pouvons ignorer, nous autres intellectuels africains, les choses les plus graves qui se passent sur le continent. Il a fallu que moi, journaliste et écrivain, je me rende au Rwanda quatre ans après le génocide pour prendre la mesure de la catastrophe. J’ai alors compris que non seulement on peut écrire un roman sur ce crime absolu, mais aussi que c’est un devoir envers les victimes. La fiction leur évite une deuxième mort en inscrivant leur martyre dans la durée.
Gardez-vous des contacts avec le Rwanda ?
Oui, j’y retourne très souvent et j’y ai peut-être plus d’amis qu’au Sénégal. Le devoir de mémoire doit aller au-delà de la littérature.
Enfin, en plus de votre œuvre personnelle vous avez créé une maison d’édition visant à encourager la création littéraire en wolof. Où en êtes-vous dans cette aventure ? Le livre imprimé en wolof est-il viable au Sénégal alors qu’un peu partout, livres et lectures se perdent au milieu du tout-numérique ?
EJO-Éditions ne se limite pas au wolof, nous sommes ouverts à toutes les langues du Sénégal et d’Afrique. D’ailleurs nous venons de coéditer la version swahilie de Murambi. Préfacée par le grand Ngugi wa Thiong’o, elle va paraître dans deux semaines à Nairobi. Quant à defuwaxu.com, c’est le premier et d’ailleurs à ce jour, le seul journal en ligne et en wolof de l’histoire du Sénégal. Cela dit, le numérique fait partout peser une menace sur le livre imprimé, mais la situation est moins grave dans les pays où Internet est moins envahissant. Très peu de personnes autour de moi lisent sur les tablettes.