Dans le cadre historique et non moins inspirant de l’île de Gorée, au Sénégal, nous avons eu le privilège de rencontrer Seynabou Sonko, l’écrivaine franco-sénégalaise acclamée pour son premier roman, « Djinns ». Au cœur de cette conversation captivante, Seynabou partage avec nous ses réflexions profondes sur l’origine de son inspiration, les thèmes puissants explorés dans son livre, ainsi que ses projets futurs.
Senegal Njaay (SN) : Pouvez-vous nous parler de l’origine de votre inspiration pour « Djinns » et de ce qui vous a incité à écrire ce roman poignant et captivant ?
Seynabou Sonko (SS) : Il y a plusieurs éléments qui ont nourri l’écriture de « Djinns ». Pour moi, l’écriture est une partie essentielle de mon existence, c’est une pratique que j’ai toujours cultivée depuis mon plus jeune âge. Au départ, mes écrits prenaient la forme de chansons, puis se sont transformés en nouvelles, poèmes, et enfin en textes plus substantiels, comme celui de « Djinns ». Je puise mon inspiration dans ma propre sensibilité, dans mon observation du monde qui m’entoure, dans les sons de la nature qui m’entourent. Je suis très sensible aux chants des oiseaux par exemple. Je passe mes après-midi à écrire ici sur cette table, entourée du chant des oiseaux.
Djinns est né d’une urgence de donner vie à des personnages qui me ressemblent, qui portent en eux une expérience complexe de l’identité et de l’appartenance, en tant qu’individus nés en France de parents immigrés, ayant un lien fort avec le Sénégal.
SN : Y a-t-il des éléments de votre propre vie, de votre culture, qui ont une influence sur l’histoire ou les personnages du roman ?
SS : Le titre, par exemple, Djinns, je sais que c’est quelque chose que j’ai tiré de la culture sénégalaise. C’est des êtres invisibles, des démons, que je suis allée chercher dans la culture islamique notamment. C’est des récits qui m’ont accompagnée étant plus jeune.
Ensuite, je le déforme, et c’est peut-être la liberté de la littérature d’en faire un peu ce que je veux. Mais c’est vrai qu’à la base, ce qui m’a intéressée dans les Djinns, c’est justement le fait qu’ils soient invisibles, et que je puisse les remplir de tout un imaginaire, à la fois sénégalais, je sais pas si c’est juste de dire que mon roman est imbibé d’imaginaires sénégalais, et d’imaginaires français aussi. Je pense qu’il y a un peu les deux.
SN : Djinns aborde plusieurs thèmes complexes, tels que la double culture par exemple, et la maladie mentale. Pourquoi avez-vous choisi d’explorer ce sujet ?
SS : Pour moi, ça n’aborde pas tant la double culture. C’est vrai que c’est souvent simplifié par les journalistes quand ils vont parler de mon roman, en parlant de double culture.
En tout cas, moi personnellement, c’est pas comme ça que j’ai abordé mon identité. Je ne me suis jamais sentie appartenir à deux cultures en même temps, comme si les deux étaient séparés. Pour moi, ça a toujours été deux choses qui vont ensemble. On ne choisit pas entre sa mère et son père, d’une certaine manière. Donc ça va ensemble. Alors attends, c’était quoi la question ?
SN : Vous abordez les thèmes de la double culture, de la schizophrénie. Pourquoi avez-vous choisi d’explorer ces sujets-là ?
SS : La schizophrénie, pour moi, de la représenter à travers le personnage de Jimmy, c’était une façon pour moi, justement, de parler de la santé mentale des personnes issues de l’immigration en France, et de quel impact a la charge raciale sur leurs épaules, sur leur santé mentale, sur leur psychologie, et comment ils dealent avec ça, comment on se porte psychiquement quand on est noir et qu’on vit dans un pays majoritairement blanc. Je pense que c’est surtout ça la question que je voulais poser, à travers la maladie mentale. Ça peut rendre fou à un point qu’on peut devenir schizophrène. C’était un peu ça l’idée.
SN : Vous avez parlé de Jimmy. Pouvez-vous nous parler un peu de Penda, du personnage de Penda ?
SS : Penda, pour moi, c’est avant tout une voix. Je viens de la musique. C’est comme ça que ça a commencé. C’est comme ça que j’ai commencé à construire son personnage, en écoutant cette voix qui me parlait, comme un chant d’un oiseau très aiguë, de quelqu’un de très bavard, de très fort, de très déterminé.
Pour moi, c’est quand même une femme assez déterminée dans ses choix, malgré les difficultés auxquelles elle fait face. Ça reste quelqu’un de très optimiste, de très dynamique, et de très… qui a beaucoup d’humour aussi. Je pense que c’est quelqu’un qui ne tombe pas dans le désespoir et qui essaie de s’accrocher, malgré tout, à une forme de légèreté qu’elle peut observer autour d’elle.
En tout cas, elle accorde un soin particulier à prendre soin des gens qui l’entourent, que ce soit Jimmy ou Mamy pirate, sa grand-mère qui est aussi très importante dans le livre.
SN : Vous avez cité Mamy pirate. Quelles sont ses caractéristiques principales ?
SS : Mamy pirate ressemble beaucoup à Penda. Je crois que toutes les deux sont les deux faces d’une même pièce. En tout cas, elles sont faites… Seulement leur parcours, leur trajectoire est différent. Mamy pirate a quelque chose d’assez mélancolique chez elle.
C’est aussi un personnage très solitaire, qui est rempli de solitude, qui est tiraillée comme sa petite-fille, d’une autre manière, qui est tiraillée par l’exil, par le manque, par le fait d’avoir quitté un pays qu’elle n’a plus revu depuis des années, et par cette volonté d’exister malgré tout dans un pays où elle est complètement invisible, en tout cas par sa pratique de guérisseuse, de persister malgré tout à soigner selon son point de vue, selon son regard, selon sa méthode. Pour elle, c’est très important.
SN : Le roman met en lumière les pratiques traditionnelles de guérison héritées de la communauté sénégalaise. Pourquoi est-il important pour vous d’inclure ces éléments dans votre histoire?
SS : C’est important pour moi, ça allait de soi, étant donné que je ne me suis jamais retrouvée dans les pratiques de soins occidentaux psychiques, notamment. Une des questions que je me suis posée longtemps, c’est à qui s’adresser quand on est victime de racisme et quand on souffre d’un malaise autour de la question raciale. A qui se tourner? Et je pense que les pratiques spirituelles, traditionnelles, j’ai trouvé un échappatoire, une manière de me préserver, de me laver l’âme du ressentiment, de la colère, de la haine.
Je pense que c’était une alternative toute naturelle, dès lors qu’on ne peut pas bénéficier du système de santé occidental.
SN : Parlons un peu du processus d’écriture des jeunes. Pouvez-vous nous parler de votre processus d’écriture pour les jeunes? Avez-vous rencontré des défis particuliers?
SS : De me relire, de me relire, de réécrire, de réécrire tous les jours, de faire des plans, même si je ne les respecte pas totalement, même jamais.
Et ce qui m’a énormément aidée aussi, c’est que moi je suis quelqu’un qui fonctionne vachement avec la visualisation, c’est que j’ai besoin d’imprimer les feuilles écrites, de les poser au mur et de me faire un petit puzzle pour savoir où j’en suis, voir les chapitres qui manquent, la fluidité, comment je passe d’un chapitre à l’autre.
SN : Y a-t-il des moments spécifiques dans le processus d’écriture où vous avez ressenti une connexion particulière avec le personnel?
SS : Ah oui, complètement. Y a eu des moments de transe, y a eu des moments de transe complètement. Notamment le passage où Penda arrive dans l’appartement de Jimmy et elle voit que son appartement est rempli de pigeons. Tout ce passage-là, je sais que je l’ai écrit presque au danger, après que j’ai travaillé énormément, mais c’est sorti très rapidement, dans un état de transe quasiment. Ce passage-là est un passage qui me tient à cœur.
Également les passages dans la forêt de Fontainebleau que j’aime beaucoup, que j’ai écrits avec beaucoup plus de lenteur. J’ai pris mon temps, je me suis référée à des photographies que j’ai prises dans la forêt de Fontainebleau. Voilà, je pense qu’il y a des moments d’extase à la fois dans la vitesse et l’urgence et dans la lenteur absolue. Y a des passages que j’ai écrits tellement lentement en écrivant une phrase après l’autre et d’autres moments où c’est sorti comme dans un seul souffle.
Et parlons un peu de la réception et de l’impact qu’a eu la réaction des lecteurs jusqu’à présent. Y a-t-il des retours qui vous ont particulièrement touchés ? Globalement, je suis très heureuse de la réception de mon premier roman.
C’est votre premier roman ?
SS : C’est mon premier, même si j’ai écrit énormément de choses avant qui n’ont pas été publiées ou des textes qui ont été publiés dans des revues. Ça reste quand même l’étape incontournable du premier roman qui est très importante en France. C’est quand même une catégorie à part entière. C’est une catégorie à elle seule de sortir un premier roman.
SN : Et votre premier roman a été primé ?
SS : Oui, il a été primé du prix du cheval blanc et il est en lice pour le prix de la porte dorée. On aura les résultats en mai prochain. Je prends le dédain.
SN : Bonne chance.
SS : Merci.
SN : Nous parlions des retours que vous avez eu.
SS : Oui, il y a eu énormément de bons retours. Après, il faut catégoriser ces retours.
Il y a eu ceux de la presse qui ont majoritairement été positifs. Il y a ceux des lecteurs qui pour moi sont peut-être les plus importants. Et en troisième catégorie, je dirais qu’il y a ceux de la famille. Peut-être que je vais les garder pour moi. Mais les retours qui m’ont le plus touchée, c’est toujours les mêmes. C’est marrant parce que j’ai l’impression que ce livre, par sa mystique, déclenche des choses similaires chez les lecteurs.
Souvent, on va me dire, beaucoup de lecteurs, sans qu’ils se soient concertés entre eux, me disent que je l’ai lu exactement au bon moment de ma vie. Comme si j’en avais besoin. Ça revient souvent. Je trouve que c’est assez beau de savoir que les gens le disent au bon moment. Surtout qu’il y a quelque chose à ce niveau-là.
SN : Parlons un peu de vos projets futurs. Avez-vous des projets d’écriture en cours ou à venir? Pouvez-vous nous en parler?
SS : D’abord, il y a toujours un projet en cours. On n’est jamais complètement à l’arrêt. Actuellement, ça me fait du bien de me consacrer à des textes plutôt courts que je vais envoyer à des revues. Notamment une revue allemande qui s’appelle Delphi, dont le prochain numéro sera sur le thème du poison. Je suis en train de travailler sur ce thème-là, sur le thème du poison. Ensuite, en arrière-fond, il y a toujours l’idée d’écrire un second roman que j’ai à peine commencé depuis mon arrivée à Gorée.
Vous avez vraiment l’exclusivité de cette information. C’est encore les prémices de ce projet. Mais je peux peut-être vous dévoiler le titre.
C’est peut-être la seule chose que je peux vous dévoiler parce que les thématiques sont encore assez compliquées. Je suis encore en train de les chercher. Je suis encore en train de tâtonner.
Mais le titre, c’est Tombolo. Tombolo, ça décrit une étendue de terre qui se jette dans la mer. C’est quasiment une île, mais pas complètement parce qu’il y a toujours un bout de terre qui relie l’île au continent. Ça, c’est ce qu’on appelle un Tombolo. Et un peu comme pour Djinns, je suis partie du titre. Djinns, c’était là, dès le début. Et Tombolo, c’est un mot qui symbolise un débordement dans la langue, dans mon exploration de mon travail sur la langue, de comment je continue à déborder du cadre d’une certaine manière, déborder d’une langue classique. Mais aussi déborder en tant que… Peut-être en tant que femme. J’ai le sentiment que quand on est une femme qui écrit, on déborde. On n’est jamais dans le cadre. On n’est jamais là où on nous attend. On n’est jamais là où la société attend. On n’est jamais là pour faire ce que la société attend de nous. Donc l’idée du débordement, le thème du débordement, largement, c’est quelque chose qui m’intéresse autant dans le fond que dans la forme.
SN : Votre dernier mot !
SS : Je tiens à vous remercier pour cette interview enrichissante. C’est un privilège d’être ici, à Gorée, sur la terre de mes parents, et d’y pouvoir débuter un nouveau roman. Merci à vous.