
L’exposition « Senghor et les arts, réinventer l’universel » au musée du Quai Branly – Jacques Chirac en 2023, révélait la vision artistique révolutionnaire de Léopold Sédar Senghor. Le premier président du Sénégal (1960-1980) a consacré près d’un quart du budget national à la culture, créant un modèle unique de diplomatie culturelle africaine. Cette rétrospective dans le podcast « Récits d’Afrique » explore comment le co-fondateur de la négritude a tenté de déconstruire l’hégémonie occidentale de l’art universel.
La négritude comme affirmation culturelle
« La négritude, c’est l’ensemble des valeurs de civilisation du monde noir. Les Noirs ont une certaine façon de danser, de chanter, de sculpter, de peindre, de rire, de pleurer. C’est tout cela la négritude« , explique Senghor dans un enregistrement diffusé lors de l’exposition.
Ce concept né dans l’entre-deux-guerres à Paris rassemble des intellectuels antillais et africains comme Aimé Césaire, Léon-Gontran Damas et les sœurs Nardal. Sarah Ligner, co-commissaire d’exposition, souligne que « ce mouvement de la négritude » émerge « en opposition au racisme, à la ségrégation et au colonialisme« .
L’approche senghorienne se distingue par son refus de l’assimilation pure. En 1937, lors d’un discours célèbre à la Chambre de commerce de Dakar, il déclare : « assimiler mais ne pas être assimilé« . Cette position traduit sa volonté de « défense et valorisation des civilisations et des cultures africaines« , selon Sarah Ligner.

L’exposition « Senghor et les arts, réinventer l’universel » au musée du Quai Branly-Jacques Chirac (2023) révèle la vision artistique révolutionnaire de Léopold Sédar Senghor. © Tous droits réservés
L’art comme instrument de connaissance pour Senghor
Pour Senghor, l’art transcende la simple expression esthétique. « Le rythme est instrument de connaissance« , affirme-t-il. « Il y a deux modes de connaissance. Il y a la connaissance discursive, instrumentale de l’Europe et il y a la connaissance intuitive« .
Cette philosophie distingue la « connaissance du poète » qui « est une connaissance du dedans des choses« , de la « raison discursive » européenne qui « nous donne une connaissance un peu extérieure aux choses » analyse Sarah Ligner. L’art africain devient ainsi un moyen d’accéder à une vérité profonde, complémentaire à la rationalité occidentale.
Le Festival mondial des arts nègres : une utopie réalisée
L’incarnation la plus spectaculaire de cette vision se concrétise en avril 1966 avec le Festival mondial des arts nègres à Dakar. Cet événement rassemble des personnalités du monde entier dans « un cadre très festif, avec de nombreuses pièces de théâtre, des spectacles de danse, des représentations musicales, mais aussi des expositions« , raconte Sarah Ligner.
Le festival coïncide avec la création du Musée dynamique, qui accueille l’exposition « Arts Nègres. Source Évolution, Expansion« . Les œuvres proviennent non seulement des collections européennes et américaines, mais aussi des pays africains comme le Nigeria, le Bénin et l’Éthiopie qui ont participé à cette exposition.

« La négritude, c’est l’ensemble des valeurs de civilisation du monde noir. Les Noirs ont une certaine façon de danser, de chanter, de sculpter, de peindre, de rire, de pleurer. C’est tout cela la négritude », explique Senghor. © Tous droits réservés
Une politique culturelle ambitieuse pour le Sénégal
Sous la présidence de Senghor, « près d’un quart du budget de l’État sénégalais était consacré à la formation, l’éducation et la culture« , souligne Sarah Ligner. Cette politique exceptionnelle permet la création de structures comme l’École des arts, le Théâtre national Daniel Sorano et le développement de l’École de Dakar.
Simon Njami, co-commissaire d’exposition, observe que « sous Senghor, la culture et l’éducation n’ont jamais été aussi choyées« . Le Théâtre national Daniel Sorano, ouvert en 1965, programme « des pièces d’un répertoire universel, des pièces d’auteurs sénégalais comme Birago Diop, mais aussi des pièces d’auteurs européens comme Molière ou Shakespeare« .
Le métissage culturel comme horizon
La notion de métissage occupe une place centrale dans la pensée senghorienne. « Il considérait qu’il n’y avait aucune culture qui était proprement authentique, que chaque culture était faite de rencontres, d’échanges, de dialogues, d’influences diverses« , explique Sarah Ligner.
Cette conception trouve son expression dans la manufacture de tapisseries de Thiès, présentée comme « le lieu des métissages, le lieu des fécondations« . Pour Senghor, il s’agit de « mettre en œuvre ce qu’ils appelaient des métissages paritaires« , précise Roland Colin, ancien conseiller. « Faire en sorte que les courants culturels puissent se conjuguer sans se dénaturer« .
L’ouverture vers l’art occidental
Dans les années 1970, le Musée dynamique de Dakar organise des expositions majeures d’artistes occidentaux : Picasso en 1972, Chagall, Soulages en 1974. Cette démarche illustre la phase d’ouverture de la politique culturelle senghorienne.
L’artiste Viyé Diba analyse cette évolution : « La première décennie 60-70 était marquée par la phase de l’enracinement dont le sommet était le Festival mondial des arts nègres de 66. Mais après, il a abordé un glissement progressif vers l’ouverture« .
Les résistances et critiques
La vision senghorienne ne fait pas l’unanimité. En 1974, l’artiste Issa Samb, connu sous le nom de Joe Ouakam, « préférait brûler ses toiles plutôt que de les voir figurer dans l’exposition Art sénégalais d’aujourd’hui au Grand Palais« , rapporte Sarah Ligner.
Cette opposition révèle un rejet de « l’instrumentalisation de la création artistique, cet art officiel, un art d’État« . Les membres du Laboratoire Agit’Art, groupe fondé par Issa Samb, prônent une création « plus spontanée, plus en lien aussi avec la société et surtout engagée politiquement« .

En 1937, lors d’un discours célèbre à la Chambre de commerce de Dakar, il déclare : « assimiler mais ne pas être assimilé ». © Tous droits réservés
Un héritage contrasté de l’œuvre et la pensée de Senghor
Mamadou Diouf, historien à l’université de Columbia et co-commissaire de l’exposition, dresse un bilan nuancé : « Cet héritage s’est considérablement amoindri. Chez les jeunes Sénégalais, je ne pense pas que le nom de Senghor évoque quelque chose au-delà du fait qu’il était poète« .
Néanmoins, l’influence persiste « chez les intellectuels et dans la conscience de l’élite sénégalaise et de l’élite de l’Afrique de l’Ouest« . Senghor a notamment légué « un cadre démocratique qui, malgré les soubresauts, survit » ainsi que « cet investissement du Sénégal et des Sénégalais sur l’art« .
Réinventer l’universel aujourd’hui
La question de l’universalité reste d’actualité. Mamadou Diouf explique que Senghor et Césaire cherchaient à « sortir l’universel de son contenant qui est la culture européenne« . Leur ambition visait à « découpler l’universel de l’héritage occidental qui l’a mis en otage« .
Cette démarche de « réintégration des Noirs dans l’histoire et la réinvention de l’universel » constitue selon l’historien les deux grandes ambitions senghoriennes. Un projet qui garde sa pertinence dans un monde où se recomposent les rapports entre cultures.
L’exposition « Senghor et les arts, réinventer l’universel » révèle ainsi la modernité d’une pensée qui, au-delà de ses contradictions, a ouvert des voies nouvelles pour penser l’art et la culture hors des cadres occidentaux traditionnels. Une leçon particulièrement éclairante à l’heure où l’Afrique redéfinit ses relations avec la France, ancienne puissance coloniale.

La notion de métissage occupe une place centrale dans la pensée senghorienne. Cette conception trouve son expression dans la manufacture de tapisseries de Thiès, présentée comme « le lieu des métissages, le lieu des fécondations ». © Tous droits réservés
Par Ghizlane Kounda
