
Quelque chose me fascine et m’émeut dans le destin des « voix secondes » (cette obsession pointait déjà dans mon intérêt pour la figure du « jottalikat » dans un de mes romans). On les entend, ces voix secondes -secondes et non pas : secondaires- derrière les voix principales, ou après elles, mais chez les meilleures, ce « derrière », cet « après » ne constituent pas un simple décorum ou un habillage artificiel, mais un autre discours, un autre récit, une autre chanson. Altérité discrète mais éclatante, dont l’autonomie est d’autant plus belle qu’elle se revendique et s’obtient ou non en quelques instants. Les voix secondes savent qu’elles ne disposent que d’un temps limité pour éclore, fleurir, faner : leur printemps est bref. On pourrait le déplorer, rêver pour elles d’un destin plus ample, souhaiter qu’elles s’expriment plus longuement ; ce serait oublier que la belle tragédie des voix secondes tient au fait que c’est précisément à cet endroit qu’elles excellent. Donnez à une authentique voix seconde une place centrale, toute la scène : le grain sera le même, le timbre aussi, rien de ce que vous aimiez en elle n’aura changé, et pourtant, l’impression ne vous quittera pas que ce n’est pas exactement la même chose.
Je songe à Ouzin Ndiaye et Mamadou Lamine Maïga, deux « aawukat », choristes emblématiques des non moins légendaires Super Etoile et Super Jamono, formations historiques de la musique sénégalaise. Chacun d’eux soutint le chœur (je serais tenté de retirer le h) d’un géant : Ouzin Ndiaye celui de Youssou Ndour ; Maïga, celui d’Omar Pène (il s’illustra aussi avec Lemzo Jamono, excellent orchestre aussi, qui fut une rare pépinière de talents dans la musique sénégalaise). Tous deux eurent de belles et respectables carrières solos, dont subsistent aujourd’hui quelques scintillantes gemmes (par exemple : « Law la cat » pour Ndiaye ; « Sutura », pour Maïga). Il faut dire que chacun fut doué d’un organe assez unique, qu’on reconnaîtrait à la première note en sortant du sommeil en pleine nuit – torché. Et pourtant…
Et pourtant, je n’échangerais pas leurs albums solo contre certaines secondes de chœur qu’ils donnèrent parfois, précipité de grâce qui vous coule dans l’oreille et vous fait dire : ici bat le cœur du morceau.
Ouzin Ndiaye entre dans l’éternité par la grande porte avec « Capaacóoli » (« ndegam yaa jàngaaniwoon fobal say téere, ma woy… »)
On y baptise une place en son nom dans cette version de « Jamiil » (« li nga doon soo ko bañe, dafa fekk nga gën sa ñaaw… »
Maïga tutoie la divinité dans le morceau « N’krumah »
(« …woooy waxoon na ko »). Dans « Tabax », il en devient une
(« kër jaffe na… », « loolu mettinaa… ») .
D’autres noms me viennent; je m’en tiens à ces deux-là. Plus tard, on écrira peut-être à leur propos cet éloge suprême et modeste: ils auraient pu être de grandes stars du chant, ils ne furent que d’excellents choristes, et ce fut mieux encore.
Mohamed Mbougar Sarr