1946-1958
EXTRAITS
En apparence, rien de plus ordinaire qu’un jour d’après-guerre. Il en était ainsi de ce jour naissant de la fin avril 46, semblable à tous ceux qui avaient suivi la capitulation de l’Allemagne et le silence définitif des Nippons. Comment ne pas avoir bouche cousue après avoir reçu, coup sur coup, deux bombes atomiques ? Bien loin de ce massacre qui interrogeait la bonne conscience de l’humanité bafouée par cinq millions de Juifs tués, Philippe tenta de se lever. Il renonça.
Depuis son retour de la guerre, il avait refusé de s’encombrer de tous les malheurs qui étreignaient toujours le monde. On ne s’apitoie pas plus que de raison sur autant de morts après la tuerie à laquelle il avait échappé lui-même. La terre ensanglantée de Thiaroye avait été la belle récompense aux Africains partis défendre la France : l’aveu d’un poussiéreux gladiateur fauché au combat. Plus qu’irrité à supporter les conséquences de ses propres turpitudes, celui-ci s’était relevé dans la cruauté pour s’en prendre à de pauvres spectateurs. Le nègre survivant s’était ainsi fait une moindre douleur pour tous ces morts dans un monde qui a vu la même cruauté triompher de tout. On croyait désormais au miracle pour expliquer la chance de raconter un bout de la guerre. Mais sa vie, sa propre trajectoire dans le monde, était un miracle pour un indigène de son extraction.
Depuis qu’il avait pris possession de cette maison, comme un soldat qui s’empare d’un fort interdit, il se sentait si puissant dans le lit de son ancien maître, malgré son sentiment d’exil des siens. Pauvre brebis égarée dans la nuit coloniale, il n’avait pas retrouvé de prophète mais une femme : Amalia, la coqueluche ratée de Gorée, le lambeau d’une époque révolue qui avait voulu se perpétuer depuis que les Blancs étaient revenus sur la terre rouge d’Afrique. Dieu sait qu’ils avaient toujours arboré de grands airs avant d’écoper de la gifle cinglante d’Hitler. Vacillante et bras ballants, la France avait retrouvé à peine ses esprits et son territoire. Mais elle avait désormais fort à faire : bien tenir son butin ramassé sur les chemins du continent noir, s’assurer de la docilité de ses colonisés désabusés pour avoir vu le fond de sa jupe. C’est elle-même qui s’était déculottée dans la grande débâcle.
Au milieu de l’Atlantique qui emportait si loin l’île de Gorée, cette femme était une bouée de secours.
Au plus profond de la nuit, Philippe avait arraché à sa concubine des râles et du plaisir pour qu’elle soit encore toute aussi nue que lui dans les draps maculés. Le visage enfoui dans l’oreiller, elle semblait dormir, au regard de sa respiration régulière et presque bruyante. Cela faisait six bons mois qu’elle avait quitté la maison de sa tante pour venir lui offrir le luxe de son amour et les plaisirs de son corps. Elle lui préparait ses repas et s’occupait de son linge, comme elle l’aurait fait pour ses deux maîtres blancs qui avaient passé l’arme à gauche : un assassiné et un suicidé.
Morts loin du charnier natal, aussi rempli de cadavres que de charognards, ces derniers pouvaient désormais se faire porter par les entrailles de la chaude terre d’Afrique. Ils en devenaient oublieux d’une femme capitularde. À peine éplorée pour ces amants sur le tard, celle-ci ne pouvait que rendre les armes et sa propre personne : un trophée de guerre pour ce nègre.
Et autant que celui-ci voyait dans la semi-pénombre le mobilier bien luxueux d’une chambre de maitre avec sa petite chaise devant un secrétaire, la pendule adossée sur le papier peint des murs qui cachaient leur grossièreté, le parvenu se voyait bien servi. Sans sa peau que trahissait un peu plus le contraste des draps blancs, on eût dit un maitre. Il n’en fallait pas davantage à un esclave pour sonner toutes les révoltes. Dieu sait que l’appétence de sa propre liberté lui brulait insidieusement l’estomac autant que la faim pouvait le faire en cette période. Mais quel crime pouvait être plus grand que de demander à un seigneur de guerre de quitter une terre conquise ? On n’aurait affaire qu’à un conquérant dépouillé et famélique qui cherchait à redorer son blason et à remplir ses vannes. À vrai dire, on n’obéit que bien peu à dieu un déchu. Et à force de regarder un maître dénudé, l’esclave a bien envie de lui donner un coup là où il s’attend le moins.
Pourtant, assis au sommet de son bonheur précaire, l’indigène s’était juré de ne pas se laisser dévorer par la rancune et les idées destructrices du monde. D’abord de soi-même. Il s’était promis de se conformer, pour une fois, à la morale du maître : celle qui demande à l’esclave de garder de bons sentiments quand les tout-puissants avaient fini de fixer leur ordre inique ! Héritier improbable dans la pleine jouissance de cette maison goréenne qui pavanait devant le port, il croyait avoir trouvé de bonnes raisons d’élever ses sentiments, d’apprécier ce cadeau du ciel que de regarder la terre où l’esprit de revanche avait valu si peu de bonheur.
Mais ce matin, rien ne pouvait soustraire ce Noir désabusé à cette délectation morbide de la mort si violente de ses ex rivaux.
A chaque fois qu’il prenait son plaisir dans cette chambre qui lui avait été toujours interdite, il ressentait le goût de quelque chose comme une mauvaise peau dont on se débarrasse. Le sentiment de ne plus se plier au devoir de bien se tenir avait commencé à remonter complétement en lui. Il retrouvait presque une part de lui-même. Il se sentait libre dans sa maison. Il resterait à l’être au dehors, dans la rue, devant les grands maîtres qui tenaient encore le pays, l’arme à la main… Ça ne grondait pas encore dans tous les territoires. Mais un terrible murmure soufflait dans la forêt noire d’Afrique. La guerre refait le monde.
A peine sorti du sommeil, oubliant ces morts si profitables, Philippe se délectait encore des cambrures qui s’arrêtaient au début de la montagne orangée des fesses fermes et sans ridules, comme si personne n’avait encore visité ce terrain profond et délicat de la beauté. La femme bougea, cherchant à se blottir au corps qui l’avait martyrisée toute la nuit. Aussitôt, la lumière hésitante du jour qui s’infiltrait à travers la boiserie des persiennes, trahit davantage sa richesse intime de belle métisse. Depuis l’arrivée des Portugais en 1444, cette ile en avait connu bien d’autres. Mais Amalia restait singulière. Un cadeau du ciel pour sa lignée. De par sa beauté mais surtout d’avoir décidé de sacrifier une telle faveur pour un pauvre indigène.
Que sa vieille tante s’en mordît les lèvres davantage que de raison pour en perdre la santé et bientôt la vie, la France elle-même ne finissait de lui asséner le coup de grâce. Car ces dieux-là n’étaient pas que cruels. Ayant trébuché comme des humains et avalé la poussière de la terre, ils cherchaient à faire amende honorable. Surprenants de cynisme, ils voudraient être magnanimes. Désormais, ils promettaient de mettre les Africains à leur droite, comme s’il leur restait après un tel revers tout le mythe d’un Zeus trônant dans son Olympe. Il fallait tout juste une loi, pareille à celle qui avait consacré, vingt années plus tôt, comme citoyens de plein droit les ressortissants des Quatre Communes. Même pas une déclaration comme celle de 1789 mais juste une loi … La citoyenneté sans la Révolution… Il y avait déjà la guerre, une assemblée constituante et un peuple de France aussi ingrat que son libérateur. Ce même peuple avait déjà réussi le prodige à faire chasser De Gaulle du pouvoir. Renvoyé à ses Deux Eglises, le libérateur de la France attendait lui-même un moment plus favorable à ses grandes ambitions.
Le monde changeait, la 4eme république naissait dans la revanche et les espoirs. Pour les Africains aussi. Tout un peuple de misérables et des brousses lointaines attendait alors un beau geste de la France…
En observant dans ses moindres replets le corps offert de la jeune femme, le miraculé ne pouvait s’empêcher de se souvenir de sa trajectoire pour mieux apprécier le cadeau qui lui était fait par la vie. Quel crime y a-t-il à apprécier sa propre réussite ? Arrivé en chien errant, il ressemblait désormais à tous ces grands messieurs que portaient ces vieilles bâtisses plus que centenaires, mis au garde-à-vous devant l’océan. Il ne lui resterait qu’à devenir citoyen de plein droit de la France pour mieux affronter tout ce petit monde hostile ; ceux qui voyaient en lui le parfait intrus. Il pourrait alors leur parler d’égal à égal, répondre à leur insulte, tout comme leur brandir un statut qui ne lui vaudrait plus autant de mépris. Tant qu’on pouvait décréter par une signature la dignité, l’indigène attendait ainsi la sienne comme des millions de son pareil. Cela ne tarderait peut-être pas…
Mais surtout et par-dessus-tout, la nouvelle loi ne restaurait pas seulement la dignité d’un nègre. Elle offrait à celui-là la possibilité de réaliser un grand projet de vie : se marier sous les honneurs d’un homme qui se battait encore, corps et âme, pour être à la hauteur de sa femme. De pouvoir se considérer comme un être à part entière. Déjà dans son lit, Amalia n’avait jamais demandé moins que d’être unie avec lui devant Dieu et la loi. Pourquoi avait-il donc tant attendu pour honorer cette demande pressante qui lui avait été toujours faite dans ces draps encore chauds ? Ce désir avait traîné avec le corps de la femme depuis le jour quand elle était venue lui donner la preuve qu’elle serait avec lui pour la vie et pour la mort. Le jour même de l’assassinat de son ex amant, monsieur Jacques Lecoq. Lui-même n’avait jamais pensé le contraire. Mais quelle appréhension avait-il donc de devoir se mettre à nu en cherchant à se marier avec cette citoyenne ?
Question d’orgueil, il n’avait jamais voulu se présenter devant l’autorité pour ne décliner devant sa future épouse qu’un pauvre statut de sujet. Il s’était juré de ne pas subir la honte d’être un moins que rien le grand jour ; de se marier comme un roturier qui accrocherait une princesse pour être ainsi l’estropié d’un grand couple. On en voyait de ces couples mal assortis d’une citoyenne et d’un indigène, des couples qui avaient du mal à relever d’un statut bien défini. L’amour ne suffisait pas toujours à gommer la gêne… La progéniture elle-même se glorifierait bien peu d’être un descendant d’indigène. On aimait son père mais on détesterait bien qu’il soit un mal verni. Pour échapper à cette honte, ce nègre si anonyme pouvait continuer à se voiler encore sous le manteau de « mariage à la mode du pays », comme jadis les premiers arrivants Portugais remplis de sève et aux corps aussi tendus que des mats de caravelle.
Pourtant, il ne voulait plus de cette situation de grand fornicateur qu’on voilait ainsi pour faire dire à la Bible ce qu’elle n’avait jamais dit. La crainte du seigneur n’était pas son seul mobile. D’ailleurs, quelle était encore la profondeur de ses convictions ; lui à qui on avait attribué un beau matin dans une église de campagne son nom et sa foi chrétienne ? De toute façon, les mauvaises mœurs ont la peau dure. Pour le pire, elles deviennent contagieuses dans le petit peuple. Mais Dieu sait qu’il ne se complaisait plus dans cette situation si peu catholique. Au moins, il tenait à honorer de façade son baptême de chrétien d’Afrique. Sa foi, s’il avait pu en garder malgré les bonnes leçons de son ancien patron, avait longtemps vacillé mais le besoin d’apparence sauve souvent la religion.
Il voulut à nouveau se coucher et s’enfoncer en elle de manière éperdue, histoire de mieux savourer sa victoire. Il renonça encore. Il y a des jours où on se fait le caprice de renoncer aux choses les plus évidentes.
Il finit par se lever.
Dehors, Gorée se réveillait lentement sous les houspillements de la marée. A nouveau, portées par les puissants courants de l’Atlantique, les vagues attaquaient l’île. Elles la cernaient par tous ses flancs comme dans une invasion de corsaires, se jetant sur les pièces d’artillerie côtières sensées la défendre depuis la dernière invasion des Anglais en 1815. Mais cette menace éternelle ne pouvait effrayer les bonnes gens perdues au milieu de l’océan. Elles étaient bien habituées à résister à la nature et même à Dakar, ce monstre qui avalait toute la vie de la petite île.
Dakar et ses politiciens ne se jouaient pas seulement de l’avenir de ce rocher. Par son grand nez plongé dans l’Atlantique, elle aimait bien retenir le souffle de toute l’Afrique occidentale française. Attendait-on toujours d’ailleurs la bonne ou mauvaise information de la grande terre ? Mais, aussi résignée qu’un bon assimilé, celle-ci suivait de si près les atermoiements de Paris. Paris redevenu libre et jouisseur pour toujours dresser la grande érection de la Tour Eiffel qui ne demandait donc qu’à s’empaler dans les courbes de l’Arc de Triomphe.
Mais pourquoi douter encore de la bonne foi des maîtres honteux et contrits ?
Quelques semaines auparavant, un autre petit nègre, au propre comme au figuré, avait quémandé fructueusement la suppression du travail forcé. En retour, il avait promis de porter plus volontairement toute l’ivoire et le café de son pays à ces crève-la-faim de Français. A vrai dire, c’étaient les seuls cadeaux de la France à plusieurs millions d’Africains qui se demandaient encore quelle était leur part dans ce monde déjà partagé à Yalta. On aurait certainement voulu davantage… Mais, contre mauvaise fortune bon cœur, on attendait ainsi quelque assentiment d’élus traumatisés qui ne revenaient pas encore de la défaite pour être humbles et magnanimes. On attendait comme le mendiant à la porte du bienfaiteur du jour. Ailleurs, si on se battait avec des fusils pour arracher sa liberté, d’autres préféreraient simplement être des mendiants de l’égalité. A
Petit homme du peuple, Philippe ne pouvait lui-même avoir la voix plus forte que tous ces politiciens de Dakar. Le parvenu ne se contenterait que d’attendre un monde d’égalité. Par le droit de vote, les sauvages pourraient devenir roi de France. Il y en a qui étaient déjà député. Être esclave est parfois un vice… Mais fort de ses prétentions, ce Noir attendait la deuxième grande révolution française….
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