Par Adama Samaké

La littérature, selon la classification de Louis Althusser dans son célèbre essai Idéologie et appareils idéologiques d’État (Notes pour une recherche), fait partie des Appareils Idéologiques d’Etat (AIE). Courroie de transmission de l’idéologie, elle est une ramification sociologique du pouvoir. A ce titre, elle demeure un outil privilégié d’archivage de la mémoire d’un peuple, de son Histoire.
En Afrique, cette fonction est essentielle, car la littérature est avant tout moyen de conscientisation de la masse anonyme. Mais paradoxalement, la fiction romanesque sur la traite négrière et l’esclavage y est rare, bien que la perception globale du continent est influencée par la mentalité esclavagiste du discours dominant. Menant le combat de transformation de la marge en centralité qui exige une analyse sereine et objective, David Diop fonde la socialité de son œuvre romanesque « La Porte du voyage sans retour » sur le dévoilement de l’humain en l’esclave, nonobstant le système inique qui embrigade ses droits élémentaires et libertés fondamentales.
La société textuelle de « La Porte du voyage sans retour » structure l’esclavage sur trois appareils d’Etat (AE) : la compagnie des Indes, la concession du Sénégal et le gouvernorat soutenu par les royautés établies au Sénégal.
La compagnie des Indes est la structure centralisatrice de la chasse et de la traite des esclaves. Basée en France, elle est se détermine comme une entreprise constituée de différents actionnaires. Elle s’investit dans plusieurs domaines d’activités parmi lesquelles la question coloniale qui est du ressort du « Bureau des colonies » (p.237). Elle est représentée dans la colonie sénégalaise par la « Concession du Sénégal » est à l’île de Gorée nommée également La Porte du voyage sans retour. Cette qualification La Porte du voyage sans retour résulte du fait que l’île de Gorée est le lieu de départ des esclaves pour les Amériques.
Si l’île de Gorée est le pôle centralisateur du départ, la razzia appelée également Moyäl par les indigènes sénégalais est organisée par les gouvernorats qui sont à la pratique les démembrements de la « Concession du Sénégal ». Le monde occidental, la France singulièrement s’est ainsi enrichie « sur la traite de millions de Nègres depuis plus d’un siècle » (p. 234).
Les gouverneurs rivalisent dans l’administration commerciale des esclaves aux fins d’avoir les faveurs de la Compagnie des Indes. Ils sont aidés dans leurs tâches par les rois indigènes sénégalais : les rois du Kayor, du Waalo… à l’exception de celui de Pir Gourêye.
Il découle de cette détermination des appareils esclavagistes que « La Porte du voyage sans retour » est fondée sur une référentialisation exacerbée de sa socialité. Des espaces référentiels (France, Sénégal, Saint-Domingue, Louisiane, Saint-Louis, Île de Gorée, Kayor…) sont consolidés par des personnages référentiels (Michel Adanson, Aglaé…) ainsi que des dates historiques : 1757 (publication de Voyage au Sénégal d’Adanson), 2 septembre 1752 (départ de Michel Adanson de Saint-Louis pour Cap-Verd), 1753 (retour d’Adanson en France), 2 août 1774, 17 juin 1798, 4 Avril 1805 etc., pour conférer une épaisseur à ce que Roland Barthes (1968) appelle « l’effet de réel » ; c’est-à-dire l’illusion référentielle, la vraisemblance du texte, la contiguïté entre le texte et le monde réel.
Les Appareils Idéologiques d’Etat (AIE), la religion catholique singulièrement, se chargent d’instituer la nécessité de l’esclavage dans les consciences. Cette démarche a trait à ce que Mannoni qualifie dans Psychologie de la décolonisation (1984) de « complexe de colonisabilité ». Il appréhende les Noirs comme des marchandises et met tout en œuvre pour empêcher une quelconque possibilité d’émergence d’une conscience révoltée.
En outre, s’il est inenvisageable qu’un Blanc puisse tomber amoureux éperdument d’une négresse (p. 210), celle-ci est toutefois destinée à offrir du plaisir au maître blanc qui l’a achetée (p. 159). C’est dire que la femme noire apprivoisée est une esclave sexuelle. Ainsi se dévoile l’esclavage dans toute sa cruauté. Il se dégage par conséquent un sociolecte d’embrigadement de droits élémentaires et de libertés fondamentales : chaînes, odeur infeste, prisonniers, garde, attaché, esclave, barreau, grille, crime, enchainer, cachot, condition de détention exécrable etc.
Toutefois, nonobstant cette entreprise de dépersonnalisation, le sociotexte de « La Porte du voyage sans retour » montre la résilience de l’esclave qui s’exprime dans son humanité.
La socialité de « La Porte d’un voyage sans retour » est essentiellement centrée sur l’itinéraire de Maram Seck, une femme sénégalaise native du village de Sor. Pour avoir refusé les avances de son oncle Baba Seck, par ailleurs chef du village qui tente de la violer, elle est vendue à l’âge de seize ans comme esclave par ce dernier contre un fusil au gouverneur M. de la Brüe (p. 143). Ainsi promise à l’esclavage, Maram Seck parvient à s’échapper et s’installe après une longue odyssée dans une autre contrée nommée Ben. Le naturaliste Botaniste Michel Adanson en prospection au Sénégal « à la recherche des plantes, des fleurs, des coquillages et des arbres qu’aucun savant européen n’avait décrits jusqu’alors » (p. 54) a connaissance de la fuite de cette jeune esclave. Il décide de suivre ses traces et tombe amoureux d’elle lorsqu’ils se rencontrent.
L’odyssée de Maram Seck, sa recherche par Michel Adanson, les sentiments d’amour de ce dernier pour la jeune esclave fusillée par les gardes négriers lorsque Michel Adanson tente d’empêcher son embarquement pour les Amériques constituent le nœud du récit qui se présente comme un carnet de voyage.
Si le narratif de l’itinéraire de Maram Seck met à nu les arcanes de l’esclavage, il permet aussi et surtout de dévoiler son humanité et son humanisme. Ainsi, en dépit du tort que lui fait son oncle, elle éprouve un sentiment de pitié quand celui-ci est pris en flagrant délit de tentative de viol par le Blanc M. de la Brüe et ses gardes et se trouve humilié.
Cette grande générosité est doublée d’un sens aigu de l’honneur et de la dignité. Pour sauver l’image et l’honneur de sa famille, Maram Seck choisit de faire en sorte que son acheteur et ses gardes ne sachent jamais que le vendeur était un membre de sa famille, son oncle maternel.
La discrétion et la dignité sont le fait d’une force psychologique qui incarne le courage ; un courage qui amène l’esclave à se sentir supérieur à ses ravisseurs. Charismatique, l’esclave Maram Seck a aussi une influence considérable sur Michel Adanson.
Cette influence trouve toute son explication dans sa représentation du monde, son savoir, la connaissance des plantes qui lui confère une force mystique et sa grande sagesse.
En somme, l’humanité de la femme esclave se traduit par l’usage constant et abondant de désignateurs signifiants et d’idées mélioratifs : belle, courageuse, sage, érudite, lucide, sereine, tenace, dignité, honneur.
Toutefois, la société textuelle ne se limite pas à la célébration de Maram seule. Elle évoque Madeleine, une esclave déportée aux Antilles à l’âge de quatre ans qui ne se singularise par sa fidélité sans faille à ses maîtres. On pourrait également citer Makou qui se détermine par une est une conscience historique forte.
Les Noirs étant presque tous des esclaves virtuels puisque l’achat et la vente des esclaves existent dans tout le pays à l’exception du royaume de Pir Goureye, il est loisible de soutenir que la description de la richesse de la langue wolof, la prodigieuse mémoire du jeune prince Ndiak, l’accompagnateur de Michel Adanson, la richesse historique des récits et de l’imaginaire collectif participent de l’expression de l’humanité de l’esclave.
Cette stratégie narrative a pour projet socio idéologique de militer en faveur d’une meilleure compréhension de l’humanité de l’Autre.
L’écriture de David Diop dans « La Porte du voyage sans retour » est avant tout lecture d’un passé marginalisé, une interrogation sur la question de l’esclavage aux fins de briser les murs du tabou, du déni et d’actualiser le débat.
La quintessence du discours idéologique de David Diop réside dans la volonté de participer au rétablissement de la vérité historique sur l’apport de l’humanité des Noirs dans la construction de la modernité occidentale. En fondant son récit sur le voyage de Michel Adanson qui va à la rencontre d’une esclave marronne dont il tombe éperdument amoureux, David Diop confirme les propos de Françoise Vergès qui soutiennent que « l’esclavage est inséparable de la modernité ; c’est-à-dire des débats sur l’individu, la liberté, l’égalité, la citoyenneté, qui ont tant modelé la culture française universaliste et républicaine » (Vergès, 2007 : 65). Mieux il rappelle la posture de Frantz Fanon qui affirmait que « l’Europe est littéralement la création du tiers monde » (Fanon, 2002 : 99).
David Diop choisit ainsi de regarder froidement et objectivement pour comprendre la place prépondérante de l’Afrique dans l’Histoire de l’humanité et éviter sa falsification. Son écriture se détermine ainsi comme une véritable catharsis des consciences individuelles et collectives. Elle envisage un futur meilleur par le dépassement de notre animalité par l’assainissement de la connaissance et de la compréhension de l’Autre.
En cherchant ce qu’il est pour le devenir (Lavelle, 1945 : 205), l’écrivain sénégalais insiste sur la nécessité d’éviter d’avoir une conception réductrice de l’identité. Pour lui, la conscience historique doit favoriser l’intégration à l’universel humain. Cette intégration est une aspiration qui s’enracine sous forme de « fraternité universelle des races ».
Les motivations réelles consistent, pour suivre les termes de Cheikh Anta Diop (1967 : 283), de « réveiller le colosse qui dort dans la conscience de chaque Africain » pour « coopérer à la transformation universelle ». Le discours idéologique de David Diop se veut alors appel à s’élever contre l’obscurantisme érigé en système de répression depuis des décennies. Il s’évertue par l’entremise de Maram Seck, mais aussi de Michel Adanson à redorer l’image de l’esclave débarrassé des préjugés et des mépris afin de réduire les fractures et construire une nouvelle communauté de destin par la transformation de la marge en centralité que traduit si brillamment l’écrivain ivoirien Maurice Bandaman : « Le monde a besoin de se construire avec de nouvelles valeurs, de nouveaux récits qui, en s’appuyant sur l’histoire des sociétés, renouvellent l’ancrage de chacun et ouvrent sur les lumières de l’humanisme » (2021 : 88). En faisant ce « choix idéologique transgressif, propre à signifier les non-dits, les mystifications et les horreurs de l’histoire » (Terramorsi, 2006 : 18), l’écriture de Diop se détermine comme la fondation théorique d’une repossession du monde entendue comme existence pleine des peuples par l’expression conséquente de la diversité dialogique. Elle préconise la nécessaire entreprise de recomposition culturelle fondée sur la valorisation du capital humain, la dénonciation de l’injustice épistémique qu’incarnent l’esclavage et la traite négrière, et partage la thèse de la civilisation de l’universel qui se veut une quête de la diversité culturelle.
Ce projet idéologique atteste que l’œuvre romanesque de David Diop se fonde sur une pédagogie de l’espoir qui entend mettre la mémoire au service de la renaissance de Soi ; c’est-à-dire « restituer l’homme de l’Afrique à son passé, à son présent, à sa grandeur, à ses faiblesses et, de ce fait, à sa stature humaine ». Cette volonté de transfiguration rédemptrice de la thématique de l’esclavage fait chorus avec différentes actions de l’ONU et de l’UNESCO :

  • La route de l’esclavage : programme lancé en 1994 par l’UNESCO pour favoriser une compréhension idoine des causes et conditions d’exercice de l’esclavage dans le monde,
  • La Journée internationale du souvenir de la traite négrière et de son abolition (le 23 Août) adoptée en 1997 par l’UNESCO pour célébrer l’engagement des combattants de la liberté et pérenniser l’enseignement de la traite et des valeurs qu’elle implique,
  • La Journée internationale du bicentenaire de l’abolition de la traite transatlantique des esclaves qui est consubstantielle à la Journée internationale de commémoration des victimes de la traite négrière et de l’esclavage (le 25 mars) adoptée le 17 décembre 2007 par l’Assemblée générale des Nations Unies dans sa résolution 62/122,
  • La Décennie internationale des personnes d’ascendance africaine (1er janvier 2015-31 décembre 2024) proclamée par l’Assemblée générale de l’ONU dans sa résolution 68/237 ; décennie qui, sous le thème « Reconnaissance, justice et développement », « par des recherches, l’élaboration de documents pédagogiques, la préservation des archives, des traditions orales et des sites de mémoire relatifs à l’esclavage (…), cherche à contribuer à une meilleure compréhension de l’impact de cette histoire tragique pour notre monde contemporain, met en évidence les transformations mondiales et les interactions culturelles et contribue donc à un dialogue interculturel ».

NB : Ceci est un extrait de notre communication au Colloque international sur « L’Esclave, l’être humain » organisé par l’ « Association Historique Internationale de l’Océan Indien » (AHIOI) à Saint Denis (Île de la Réunion) du 20 au 27 Novembre 2023. Le titre initial de notre thématique était : « Système esclavagiste et figure de l’esclave dans ‘‘La Porte du voyage sans retour de David Diop ».