
Dans son livre Plateau de Cent Ans, Salima Sané Kane tisse, à la croisée du témoignage intime et de la fresque historique, un récit où se mêlent mémoire familiale et stratifications urbaines. Héritière d’un passé inscrit dans les rues du quartier emblématique de Dakar, elle érige la parole de son père en véritable fil d’Ariane, explorant les strates d’un espace façonné par la colonisation et les mutations contemporaines. Forte d’un parcours en relations internationales et d’une immersion dans les grandes institutions mondiales, l’auteure inscrit son écriture dans une démarche à la fois personnelle et universelle. À travers cette conversation, elle dévoile les arcanes de son œuvre, le poids de la transmission et la manière dont son héritage familial irrigue son regard sur l’histoire et la ville.
Propos recueillis par Alpha Daouda Ba
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Pouvez-vous vous présenter à notre public et nous parler de votre parcours, ainsi que de ce qui vous a conduit à l’écriture ?
Je m’appelle Salima Sané Kane. Je suis née et j’ai grandi à Dakar. Mon parcours est assez atypique : après le lycée, j’ai intégré Sciences Po aux États-Unis, à Heathrow University of Pennsylvania. J’y ai poursuivi des études en sciences politiques avant d’être admise directement en Graduate School, où j’ai étudié les relations internationales.
Depuis mon enfance, j’ai toujours voulu devenir diplomate et travailler dans de grandes organisations. Ambitieuse et studieuse, j’ai mené des recherches approfondies pour ma dissertation sur l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA), qui m’a conduite dans les grandes bibliothèques américaines et jusqu’au bureau de l’OUA à New York.
Par la suite, j’ai été admise à American University à Washington, D.C., dans une prestigieuse école de journalisme. J’y ai eu l’opportunité d’effectuer un stage à CNN, ce qui m’a permis d’interagir avec les sénateurs et les membres du Congrès américain.
J’ai ensuite travaillé au Department of Homeland Security, puis à la Banque mondiale pendant quatre ans (2002-2006). Aujourd’hui, je travaille pour une organisation internationale qui me permet de voyager à travers le monde. En parallèle, je suis également épouse et mère de famille.
Qu’est-ce qui vous a conduit à l’écriture ?
Depuis toujours, l’écriture me passionne. À l’école des Maristes, j’ai eu la chance d’avoir d’excellents professeurs de français et de latin, notamment Mme Paquet, qui m’a transmis le goût des belles lettres. Nous étudiions Molière, Les Femmes Savantes, Le Bourgeois Gentilhomme, avant d’aborder la littérature africaine en classe de troisième et seconde.
C’est à cette période que j’ai découvert des auteurs comme Aimé Césaire et son Cahier d’un retour au pays natal. Ce fut une révélation. L’écriture est alors devenue pour moi un moyen d’expression privilégié.
L’histoire familiale et l’environnement jouent souvent un rôle clé dans la construction d’un écrivain. Quel impact ont-ils eu sur votre plume ?
La famille est le premier cocon social où l’on grandit, et elle influence profondément notre vision du monde. J’ai eu la chance de grandir dans un cadre familial équilibré, entourée de mes parents et de mes frères et sœurs.
Nous n’étions pas milliardaires, mais nos parents ont veillé à notre épanouissement et nous ont transmis des valeurs fortes. Cet environnement a façonné la femme déterminée que je suis devenue.
Votre père occupe une place centrale dans votre livre. Qui était-il et quel héritage vous a-t-il transmis ?
Mon père était un homme digne et humble, un véritable « Niantio » Sané. Il avait une mémoire exceptionnelle et une grande sagesse. Il n’était ni politicien ni diplomate, mais il était entouré de nombreuses personnalités. C’est lui qui m’a transmis toutes les histoires qui ont nourri Plateau de Cent Ans. Il était, à lui seul, une bibliothèque vivante. Son humilité, sa détermination et ses valeurs ont profondément marqué mon parcours.
Comment se déroulaient vos échanges avec votre père pour la rédaction du livre ?
J’ai toujours été la plus curieuse de mes sœurs. Dès mon enfance, j’aimais regarder les albums de famille et poser mille questions à mon père. En 2007, alors que j’étais en mission en République Démocratique du Congo après le conflit, j’ai pris mon téléphone et je lui ai dit : « Papa, j’ai envie d’écrire sur toi. Raconte-moi ton histoire. » C’est ainsi qu’a commencé un long travail de transmission. Chaque jour, il me racontait un pan de sa vie, et je prenais des notes. Ce dialogue constant a donné naissance à Plateau de Cent Ans.
Malheureusement, il n’a pas pu voir le livre publié. Son départ a été une grande perte pour moi, mais je suis heureuse d’avoir pu préserver sa mémoire à travers ces pages.
Votre livre plonge le lecteur dans la vie du quartier du Plateau à Dakar, des années 1930 à l’indépendance en 1960. Qu’est-ce qui vous a le plus marqué dans les récits de votre père ?
Ce qui m’a le plus marquée, c’est le métissage culturel du Plateau à cette époque. Dakar était une plaque tournante où cohabitaient diverses ethnies : ded Libano-Syriens, de la Haute Volta, des Nigériens, des Cap-Verdiens…
Mon père évoquait aussi la cohabitation entre les Sénégalais et les colons français. Il y avait une séparation marquée entre les deux communautés, et pourtant, la ville continuait de vibrer au rythme de ces influences multiples.
Dans votre livre, l’école communale joue un rôle clé dans l’ascension sociale de votre père. Pouvez-vous nous en parler ?
L’école coloniale a changé la vie de mon père. Il y est entré sans savoir lire ni écrire, et en est ressorti transformé. Chaque matin, il se rendait en classe avec enthousiasme, reconnaissant envers cette opportunité qui lui était offerte.
C’est grâce à deux femmes qu’il a pu être scolarisé : sa grand-mère, Mame Saly (mon homonyme), et Tante Merry Ndiaye, qui se sont battues pour lui obtenir les documents administratifs nécessaires.
À cette époque, tous les parents ne mettaient pas leurs enfants à l’école française, préférant l’école coranique. Mon père a d’ailleurs commencé son apprentissage à la rue Vincens, avant d’intégrer l’école coloniale, qui l’a forgé et lui a permis de devenir l’homme qu’il fut.
Vous mentionnez dans votre livre des figures emblématiques du Plateau, notamment Kayeuf et Ndiobène. Pouvez-vous nous raconter leur histoire ?
Kayeuf est l’ancien nom du Plateau. À l’époque, Dakar était un territoire lébou, et ses quartiers portaient des noms wolofs avant l’imposition des noms français.
Ndiobène, quant à lui, correspond à l’actuelle rue Félix Faure, où vivait El Hadji Makhtar Diop, un patriarche respecté. Mon homonyme, Mame Saly, était sa dernière épouse.
Ndiobène était une grande maison familiale où se jouaient des scènes de vie riches en enseignements. Ce lieu historique a marqué mon père et fait partie intégrante de l’histoire du Plateau.
Avez-vous collaboré avec des historiens pour la rédaction de votre ouvrage ?
Mon principal historien, c’était mon père. Chaque ligne du livre est issue de ses récits, que j’ai retranscrits avec mes propres mots.
Toutefois, j’ai bénéficié de l’aide précieuse de Mame, la petite-fille d’El Hadji Makhtar Diop, qui m’a fourni de précieuses informations sur la vie de Ndiobène dans les années 1930. Je remercie également Rose Diagne, fille du feu El Hadji Bassirou Diagne, qui a enrichi mon travail par ses témoignages.
Comment votre livre dialogue-t-il avec l’histoire du Sénégal et la transition vers l’indépendance des années 1960 ?
L’histoire du Sénégal est ancienne. Les premiers colons portugais sont arrivés en 1456, suivis des Français, qui prirent le contrôle de Gorée dès les années 1630.
Plateau de Cent Ans retrace cette évolution en se concentrant sur Dakar, ville stratégique qui a joué un rôle clé dans la colonisation et la marche vers l’indépendance.
À travers la mémoire de mon père, j’ai voulu restituer cette époque charnière et rappeler aux nouvelles générations d’où nous venons.