Peintre, écrivain et militant engagé, Mahi Binebine est une figure incontournable de la scène artistique marocaine et africaine. À travers ses romans et ses toiles, il construit un univers où l’émotion et la critique sociale se mêlent, révélant les fractures et les espoirs de son époque. Son œuvre, traduite dans plusieurs langues, traverse les frontières, tout comme son engagement en faveur des enfants défavorisés à travers les centres culturels *Les Étoiles*. Dans cet entretien avec *Sénégal Njaay*, il revient sur son parcours, sa vision de l’art comme espace de résistance et son regard sur la scène culturelle africaine contemporaine.

Mahi Binebine est un artiste habité par une rigueur presque militaire : l’écriture occupe ses matinées, la peinture ses après-midis. Si ses romans obéissent à une construction rationnelle et maîtrisée, sa peinture, elle, s’abandonne à l’irrationnel, laissant place aux intuitions et aux démons intérieurs. Cette complémentarité entre les deux arts lui permet de nourrir l’un par l’autre. *La nuit nous emportera*, son dernier roman inspiré de sa mère, illustre bien cette relation : il a donné naissance à des œuvres picturales représentant des silhouettes allongées sur des clous, comme des fakirs. L’influence des mathématiques, qu’il enseigna durant huit ans à Paris, se retrouve aussi dans l’architecture de ses récits et l’équilibre de ses toiles.

La littérature comme outil de transformation sociale

Dans Les étoiles de Sidi Moumen, Mahi Binebine plonge au cœur des quartiers défavorisés de Casablanca pour raconter la trajectoire de jeunes livrés à la radicalisation. Adapté au cinéma sous le titre Les chevaux de Dieu par Nabil Ayouch, ce roman a rencontré un succès retentissant. Mais pour Binebine, l’impact ne s’arrête pas aux mots et aux images : les bénéfices du livre et du film ont permis la création du premier centre culturel Les Étoiles, dédié aux enfants des bidonvilles. Aujourd’hui, ces espaces d’apprentissage et d’expression se sont multipliés à travers le pays, chacun accueillant un millier d’enfants. L’objectif ? Offrir aux jeunes une alternative aux discours de haine et leur inculquer la « culture de la vie ». Pour Binebine, l’émancipation passe inévitablement par l’éducation et la culture.

Si Mahi Binebine refuse d’être un « professionnel de l’indignation », il n’élude pas les réalités sociales et politiques dans son œuvre. Toutefois, il veille à préserver une place essentielle à l’imagination et à la rêverie. Sa littérature n’est pas militante au sens strict, mais elle pose un regard lucide sur le Maroc et, plus largement, sur l’Afrique. L’engagement, chez lui, ne se résume pas à la dénonciation : il s’incarne dans des actions concrètes, comme la création des centres *Les Étoiles* et son implication dans le monde artistique africain.

Retour aux racines et ouverture au monde

Après avoir vécu à Paris et à New York, Mahi Binebine a fait le choix de retourner à Marrakech en 2002. Son départ fut motivé par une prise de conscience : voir Jean-Marie Le Pen accéder au second tour de la présidentielle française lui fit comprendre qu’il n’était « pas le bienvenu ». De retour au Maroc, il trouva un terrain favorable à son épanouissement artistique sous l’ère du roi Mohamed VI, alors porteur de signes d’ouverture démocratique. Aujourd’hui, il vit de sa peinture et voit ses livres étudiés à l’université, une reconnaissance qui conforte son choix.
Observateur attentif de la scène artistique et littéraire africaine, Binebine se réjouit de l’essor de l’art contemporain sur le continent. Il évoque notamment la Biennale de Dakar, qu’il considère comme une manifestation d’une qualité exceptionnelle, et la foire d’art 1:54 à Marrakech, qui confirme cette dynamique. Pour lui, une nouvelle génération d’artistes africains se libère des carcans esthétiques et explore de nouvelles voies, sans complexes face à l’Occident.
Lui-même acteur de cette effervescence, il a récemment fait don d’une œuvre monumentale au musée historique de Gorée. Convaincu que « si les politiques envisagent de construire l’Afrique, ce sont les artistes qui la feront », il s’investit également dans le Festival du Livre Africaine de Marrakech (FLAM), qu’il a cofondé avec Fatimata Wane Sagna, Hanane Saïdi et Younes Ajarraï. Ce festival, qui accueille chaque année une quarantaine d’auteurs africains et afro-descendants, témoigne d’une prise de conscience collective des potentialités du continent.

Mahi Binebine est plus qu’un artiste : il est un passeur, un bâtisseur de ponts entre l’art et la société, entre les mots et les images, entre les générations. Son parcours, jalonné de défis et d’engagements, incarne une Afrique qui crée, qui éduque et qui se réinvente. À travers ses romans, ses toiles et ses initiatives culturelles, il contribue à façonner un monde où l’art n’est pas seulement une fin en soi, mais aussi un levier de transformation sociale.