
Il est devenu une coutume durant chaque mois de ramadan de voir dans la banlieue de Dakar des jeunes qui se réunissent dans les quartiers, s’organisent et préparent des « ndogu » à distribuer à ceux que l’heure de la rupture du jeune trouve dehors, loin de chez eux et de leurs proches. Ces jeunes ont généralement en commun le fait d’être non-qualifiés, non-employés, non-reconnus socialement et invisibilisés par une société qui a tendance à ne valoriser et ne reconnaitre véritablement que ceux qui peuvent impacter financièrement leur entourage. Ces jeunes que nous voyons dans chaque coin de la rue en cette période fuient les regards inquisiteurs de la société pour qui ils sont des gougnafiers, des incapables qui font honte à leur famille à cause de leur oisiveté et de leur infécondité financière. En temps normal, ils s’éloignent des espaces publics et des regards. Ils se cachent, cherchent à échapper la société comme pour éviter la « mort », « la mort sociale », celle qui dépossède de la dignité qui fait vivre. Ici, tu vaux, ce que tu rapportes. Si tu n’apportes rien, tu n’es rien. Mais quand le ramadan arrive, c’est pour eux l’occasion de se réhabiliter, de réintégrer la société, de montrer leur utilité même si leur poche est vide. Ils se mobilisent pour tout ce qu’ils partagent, le dédain de la société, de leur famille, la précarité, et le manque de reconnaissance sociale pour conquérir ensemble une parcelle de reconnaissance et exprimer une forme d’utilité sociale. Ce n’est pas anodin s’ils perpétuent ce qui est devenu pour eux une tradition, un « vrai job » que la société n’a pas pu leur assurer. Ils constituent des groupes, dispatchent les tâches, divisent le travail. Si d’aucuns se chargent de collecter des pièces d’argent en sollicitant les passants ou les bonnes volontés, d’autres s’occupent de la préparation des « ndogu ». Ils se donnent à fond et ne négligent aucun détail au cours de la préparation. Ils en ont fait un vrai métier et c’est au vu et au su de tout le monde qu’ils fournissent des efforts colossaux comme pour dire qu’ils ne sont pas fainéants ni inutiles. Tout est là à l’heure du « ndogu » pour les passants, des dattes, du café, du pain, mieux ils prennent le soin de penser dans leur quartier aux nécessiteux à qui ils envoient des « ndogu » bien préparés. Ils font tout cela en ayant le sentiment de contribuer à la bonne marche de la société. Ils ne trouvent aucune contradiction dans le fait qu’ils aient besoin de mendier pour faire ces dons de « ndogu », car pour eux, il s’agit de toute façon de rendre service à la société en passant par elle-même qui l’avait exclue et niée du fait de ses incapacités qui sont dues pour une bonne partie à la conjecture économique et à la défaillance des politiques publiques de formation et d’emploi des jeunes. Dans la perspective maussienne le don/contre-don est une forme de pacte social fondé sur la réciprocité pour appartenir à une société. Ce phénomène social pourrait donc être perçu comme une forme d’expression d’appartenance des jeunes « exclus » à notre société. Le fait de donner garantit un certain prestige social, voilà pourquoi donc ces jeunes s’adonnent à cette prestation de générosité, de don dans laquelle ils éprouvent peu ou prou un sentiment d’honneur. Ici, donneurs comme receveurs trouvent gain dans cet échange, donc de l’intérêt, et ainsi, un besoin d’utilité qu’un emploi régulier et permanent aurait pu permettre trouve satisfaction pour ces nombreux jeunes de nos quartiers populaires.
Mafama GUEYE