«Le roi dont l’oracle est à Delphes ne parle pas, ne dissimule, il fait signe.»
Héraclite
INTRODUCTION
Spirituellement delphique, la poésie de Fara Ndiaye nous plonge dans un environnement où le mot est en quête de sa formule initiale: la réalité divine. Car pour dire le spirituel, le verbe doit nécessairement revêtir cette connotation essentielle. Le poète entreprend alors sur le modèle des grandes ascèses, cette ascension gnostique où l’espace poétique détient le témoignage ultime puisqu’il y joue sa partition, disons, essentielle. Le poème devient ainsi objet et moteur de dévoilement dans un processus cyclique qui ne laisse aucun élément vital en rade. Les Mélopées forment alors une confluence en chœur et cantique des vibrations silencieuses de la Nature avec un écho cosmique et prophétique du poète qui fait ainsi de l’ensemble du recueil un vaste espace où s’entremêlent la réalité mystique et sa transcription vers le réel des hommes. En un signe graphique, le poème devient un véritable palimpseste où s’entrevoit les différents registres de l’existence.
Puissant des grandes cultures qui fondent le rayonnement et le métissage de Saint-Louis, le poète cristallise à partir de cette flamme gnostique, une inspiration qui, d’une incantation à l’autre, interpelle à tout moment soit la Divinité en Elle-même soit une de ses manifestations. Mais ce qu’il faut comprendre, et c’est ce qui fait la particularité de l’organisation cyclique du recueil, c’est la nature et les manifestations de cette spiritualité comprise entre mélopées et divinité-, c’est l’itinéraire, saturée de significations, de cette spiritualité. Cette particularité cyclique, puisqu’il s’agit de création, valse incessamment entre linéarité et circularité. Et justement c’est l’analyse de cet itinéraire qui motive ce travail, puisqu’il a fallu définir la vertu avant de statuer sur sa transmission.
- Situation du langage
Devant l’équation du Verbe, puisque s’en est vraiment une, le poète est obligé de mettre en place un système de codification lui permettant de faire correspondre l’essence et le concret, lui permettant d’interagir et de faire interagir avec le Verbe initial. Une équation, dis-je. «Car tout poète croit au mot», Fara Ndiaye fait de son processus ascendant une véritable entreprise langagière afin d’accéder, selon ses vœux, au langage (du) Suprême. Le mot du poète décline ainsi sa volonté, et son moyen pour y parvenir n’est autre que ce qu’Alioune Diané a appelé «le chanter-Dieu». Et à partir de l’équation verbale s’établit les fondements d’une réalisation gnostique, car «pour être un vrai poète, il faut savoir: écouter le Créateur, aimer les créatures et avoir le génie de lire la Création». Il s’agit alors pour le poète d’inclure l’ensemble de ce qui signifie dans l’infini scriptural que constitue la littérature. Il s’agit, en définitive, de porter le poids hybride de la Création. Cette hybridité naturelle déteint intensément sur la formation linguistique du processus poétique, et l’inspiration du poète devient un système intertextuel avec ce qui ne grondera sans doute jamais et pourtant signifie continuellement. Le principe poétique de Fara Ndiaye dialogue incessamment avec les éléments de la Création et implique le Grand-Tout, de manière fusionnelle, dans la fécondation du poème. Célébrer le Divin implique de célébrer toutes ses manifestations. Et c’est justement cela qui explique l’effet double de la dimension cantique dans Mélopées Divines. Le poète devient alors un être de fusion et fait de cette stylistique de la dualité le moyen synthétique pour faire advenir le poème. Relisons la ‘’Chanson double’’ pour se mettre à jour sur cette dualité perpendiculaire. Le poète instrumentalise le Verbe de sorte à ce que ni la Divinité, ni son laboratoire qui pourtant porte quelquefois des aires profanes, ne sont laissés en rade. Par ce refrain cantique et presque incantatoire: «Je chante Dieu, je chante la femme/ Mon inspiration a deux ailes», Fara Ndiaye formule une poésie qui transcende les barrières entre le charnel et le spirituel. Autrement dit, le matériel verbal mis à disposition par le poète lui permit automatiquement de faire une étroite jonction, sinon une Correspondance entre des éléments jugés contraires par le parler profane. Cette heureuse assimilation permet en outre la réalisation du Souverain-Bien puisque même dans l’oralité Wolof, le Beau est toujours le synonyme du Bien. Témoin de cette haute perfection, le poète l’immortalise et interpelle par là le commun des mortels: «Dieu est beau, la femme est belle, le poète témoigne».
Le Verbe ainsi dépoussiéré des incongruités du quotidien profane, s’élève à transcrire la grande réalité de l’Existence, signifie et donne à signifier car «voilà le grand mot: le sens». La tradition poétique, surtout quand elle prend une allure spirituelle, cherche toujours, par son sens, à signifier le monde. Fara Ndiaye n’échappe pas à la donne. Cependant, le poète saint-louisien ajoute une nouvelle touche à l’institution littéraire puisque la spiritualité dont il est question ici n’est pas bornée par la conception profane mais part des confins du silence, heurte les barrières du langage, souffle sur le poème un vent Essentiel et multiplie les sens de l’inaudible. Les Mélopées Divines sont en définitive un cycle de résonnances où la parole couve et accouche du sens de la Vie, c’est-à-dire dévoile la véritable Nature de l’Homme et rompt ainsi son ignorance par rapport au reste de la Création.
Mais parce que la Création n’est pas cantonnée à une seule parcelle culturelle, Fara Ndiaye entreprend de féconder le Verbe par le dialogue: «la littérature, disait Barthes, est condamnée à l’universel; tout ce qui arrive en littérature est originellement culturel». Entendons-nous ainsi sur la confluence culturelle que renferme le recueil qui dès le titre, appelle une attention particulièrement hellène accordée au chant qui s’affiche comme une émission sonore ayant un écho avec une entité supérieure. Dans la poésie de Fara Ndiaye, cette entité, Dieu, est le fil conducteur de tout le processus de poétisation, c’est-à-dire de sanctification du Seigneur. Dans Mélopées Divines, tout est prétexte d’écriture car tout est émanation divine. Mais cette écriture spirituelle prend d’abord appui dans les fondements de la sphère d’émergence du poète, Saint-Louis.
En revanche, ce métissage culturel, aussi dense soit-il, n’est pas le plus important. Ce qui importe le plus dans la poétique de Ndiaye, c’est cette habilitation du Verbe à concilier les grandes réalités de l’expression: le silence et la parole, tous deux porteurs d’initiation et de signifiances. Le processus langagier, celui que revêt le recueil tout entier, fonctionne en termes d’analogie synthétique: bruire à partir du silence, c’est-à-dire concilier et réconcilier le silence avec toute l’harmonie phonique de la Création dont la quintessence expressive est scellée par le poème.
Métisse comme tout bon saint-louisien, le silence est inscrit dans Mélopées Divines à la fois comme moyen harmonieux de révélation et bouclier solide dressé face aux maux qui souillent la Nature de l’Homme. En effet, dans ‘’La beauté du silence’’, ce dernier est «l’ambroisie des sages» en même temps qu’ «un [puissant] remède contre les vices». Fort de cette ossature, la poésie s’établit comme non pas affirmation d’une vérité mais révélation, ou plus exactement dévoilement puisqu’elle prend ses aises à partir de l’Inaudible. Ainsi par l’exercice d’une parole ‘’vraie’’, comme dans ‘’Nuuru Lah’’, où le poème a la valeur testimoniale de la lumière prophétique, le poème impose automatiquement un silence au profane. Mais un silence qui prend totalement des allures d’initiation puisque l’on se tait devant l’ampleur gnostique que dégage le réseau de signifiances émis par le poète. Du silence au poème s’accomplit un ensemble de mouvements singuliers qu’il nous convient d’appeler bruissement, où Fara Ndiaye, tout en suivant l’ascension scripturale, maintient le lecteur en même temps que lui-même dans une fascination gnostique sans précédent. La poésie n’est plus seulement alors jointe à la spiritualité, elle en est sa plus grande expression puisque le verbe poétique se superpose à celui de la Création. Dépoussiéré le langage pour qu’il retrouve sa nature primordiale, telle est l’ossature première que revêt Mélopées Divines. Alioune Diané parlerait de briser «la confusion linguistique de Babel».
Plongé et captivé par la Nature du poème, le lecteur est obligé de s’imprégner du silence pour outrepasser une compréhension standard et superficielle qui pourrait résulter de sa lecture. La compréhension devient à ce stade ce qui fonde son existence lectrice, c’est-à-dire un être qui existe en comprenant. Car cette compréhension elle-même, qui découle du contact avec le poème, devient allusion à l’ordonnance delphique puisque la dialectique lecture/écriture est une quête ultime vers l’essence identitaire de l’homme. Le poète dit: «je me cherche dans mes pauvres écrits, riches de mes émotions sordides, de mon amour altruiste, de mon silence farandole».
La parole poétique attise le Cogito et fait du poème un moyen d’ascension par les pleins pouvoirs du langage, par une confiance absolue accordée aux pouvoirs du Verbe. Néanmoins, il a fallu pour Fara Ndiaye intégrer d’abord le cercle élitiste du silence, des tenants du troisième œil et de l’autre oreille dirait Nietzsche. Les échos de signes émis à partir du silence forment une première jouissance gnostique capitale, celle que Baudelaire appelait l’allégorie et que Mallarmé avait présentée sous les traits de l’allusion. Elle se présente dans Mélopées Divines par sa symétrie entre le silence et le verbe, par les bruissements du langage, non plus pour occulter ou pour codifier, mais justement pour signifier le plus possible.
Il s’agit donc avant tout d’une archéologie linguistique où le Verbe reçoit sa capacité essentielle et hybride. Il s’agit de pénétrer les profondeurs du silence en même temps que celles de la Création afin de canaliser les confluences gnostiques que dégagent chacun d’eux. Il s’agit d’épurer d’abord le langage. Puis cette épuration rejaillit sur le poète dont la parole est le royaume. Et comme tout ce qui advient par l’écriture devient par la lecture, Fara Ndiaye invite intrinsèquement le lecteur à emprunter avec lui le sentier scriptural de l’ascension.
- Espace poétique et Epiphanie
La situation géographique du recueil est garnie de signifiances. Toutefois, il importe de ne pas tomber dans le piège de la linéarité. Mélopées Divines offre une galerie scripturale qui a orienté son auteur, puisqu’écrire c’est devenir, à cette ivresse tant désirée. Le protocole scriptural souffle sur le poète l’intuition de décliner d’abord une identité complexe et ouverte qui se présente en définitive comme une synthèse vitale: «Je suis né entre le fleuve et la mer/ Entre le doux et l’amer…».
En outre, la généalogie relative à Mame Coumba Bang est une précision culturelle de taille si tant est que Saint-Louis cristallise les cultures arabe et occidentale, celle profondément paganiste et celle de la modernité sénégalaise. Le poète devient de fait le réceptacle de toute cette confluence culturelle qu’il fixe dans la sculpture poétique. Ndar est présenté alors comme une attraction à la fois mondaine et spirituelle, une véritable médiation des rapports terrestre et céleste, où près des Eaux, source de vitalité, les deux mondes se côtoient et collaborent par la faveur du Verbe. Cette teneur géographique complexe ayant des traits de Royaume d’Enfance sinon de Terre promise participe grandement à l’initiation mystico-poétique de Ndiaye qui en fait ainsi un point d’appui essentiel de sa poésie. Le protocole initiatique part d’un retour non point physique mais conscient d’un enfant prodigue désormais prêt à décoder l’inaudible. ‘’Ndoffane’’ cristallise ainsi la symbiose sensorielle entre l’innocence enfantine et spirituelle du poète et la nature bruyamment silencieuse. Ces retentissements habitent désormais l’esprit du poète aussi naturellement que «l’homme habite la terre/ Tels les poissons habitent les eaux/ Tels les anges habitent les lieux célestes».
Les pratiques initiatiques comme le ‘’Leul’’, la cérémonie des ‘’Kankourang’’ et celle du ‘’Ndeup’’ revêtent une valeur illustrative dans cette partie du recueil. Il s’agit plus justement d’un prétexte d’écriture pour légitimer l’ascendance la culture africaine et asseoir sa propre légitimité. N’est-ce pas Senghor définissait la culture comme «un effort perpétuel vers un équilibre parfait, un équilibre divin». Ce rayonnement culturel transcende le palpable pour entrer dans ce que Senghor appelait l’émotion, c’est-à-dire l’étroite synergie avec les éléments abstraits sinon spirituels et leurs parfaites cohésion: «Mame Coumba Bang à Saint-Louis/ Mame Coumba Castel à Gorée».
Ce prestige culturel de l’Afrique est nécessairement retranscrit par le lustre de l’oralité et par la figure du griot présenté par Fara Ndiaye comme une «bibliothèque» avec une posture «royale» donnée à sa parole. Puis, comme tout argument doit être prouvé ainsi que le veut toute bonne rhétorique, des figures illustratives sont superposées de manière circulaire pour disloquer la linéarité spatio-temporelle et suggérer une réappropriation de ce grand prestige gnostique. Réappropriation d’autant plus légitime puisque Ndiadiane Ndiaye est présenté comme son aïeul.
Ces éléments culturels savamment maitrisés donnent au poète une place centrale dans le monde des érudits et du haut de cette posture, il entreprend une plus haute forme de réalisation. Il n’est pas anodin que ces «Souffles lyriques» se ferment sur la quête d’un ailleurs spirituel, d’ «un autre monde». Précisons cependant qu’il ne s’agit pas d’une simple effusion sentimentale ou d’un quelconque prélude à l’épiphanie. L’amour, aussi divin soit-il, est toujours soutenu par une enveloppe charnelle que le poète tente d’emporter dans son ascension. Il est donc tout à fait légitime que ce soit par les délices de la femme que le poète entrevoit dans un premier temps les royaumes célestes: «Ma femme m’emmène au septième ciel/ Avec elle j’ai percé à travers mes voyages nocturnes/ Les délices de Djabarût et de Malakût».
Il ne faut donc pas se laisser berner par la mort de ces «vers profanes par le souffle spirituel», il ne s’agit de rupture de l’inspiration première mais de dépassement et renaissance. Ces vers jadis à caractère profane se superposent désormais au Verbe initial et fusionnent avec l’exaltation divine du poète pour nager «dans les Cieux de l’Islam». Mais cette place prééminente de la spiritualité musulmane n’est pas négation de celle profondément négro-africaine. Il s’agit d’une véritable synergie puisque Mami Wata, «Déesse des eaux», est invoquée pour intercéder devant le Seigneur. Cette spiritualité synthétique permet au poète de «reconnaître de Divin de par son support cosmique/ Surpasser les clichés, l’axiome de la connaissance».
Par ce processus d’assimilation gnostique et verbal sans égal, le poète devient maintenant Ivre, cette ivresse même dont réclamait Baudelaire, acquise et dépassée. Il est maintenant ivre de et par la lumière divine, ivre «de Dieu». Ainsi tel le bras armé de Dieu, la plume de Fara Ndiaye entre en croisade poétique contre les «rimeurs subalternes» et impose au Parnasse une nouvelle orientation éthique et spirituelle si tant est que la poésie est à la fois Beau-Dire et Bien-Dire.
La poésie devient ainsi lieu de révélation et dévoilement du Divin. Puisque le poète l’a d’abord recherché dans tous les lieux de culte connus, le Verbe devient l’espace de réalisation ontologique qui remet l’homme sur le sentier céleste. La poésie fonctionne comme un «retour en soi, retour de Dieu, Lumière universelle/ Réalité profonde, immanence du Secret Principiel». Secret qui se dévoile dans les aménagements de l’espace poétique. Cette réalisation gnostique et poétique donna au poète un troisième œil d’une acuité rare. La réalisation ontologique lui permit de dépasser tout obstacle entre lui et la Réalité. La Divinité se révèle alors dans toutes les manifestations de l’espace-temps, dans les toutes les résultantes de la Création.
Suivant alors une ordonnance coranique et un principe spirituel, le poète s’emploie à se maintenir dans l’épiphanie par le statut de la Grâce, par celui de la Reconnaissance. A travers une généalogie spirituelle dont il est lui-même le dépositaire, le poète consacre ceux-là qui lui ont permis de dépasser l’hécatombe adamique et de faire de sa poésie une nutrition (du) gnostique, véritable source de délivrance dont la mort elle-même ne serait qu’un mode opératoire d’une transition obligatoire. Il a fallu, en effet, tuer les vers profanes pour acquérir cette stature soufie, poétiquement soufie. La révélation est d’autant plus significative que le recueil s’ouvre par ‘’Identité’’ et se ferme par ‘’Divinité’’. Autrement dit, la longue quête épiphanique du poète, cette quête scripturale dans les hauteurs célestes du Parnasse l’a tout droit guidé au pied du Trône. Son Verbe assoit sa légitimité sur celui du Commencement et le fondement de son ascension poétique tonne du haut des «trois mondes» et de leur mystère. Une poésie prophétique, puisque révélatrice du Divin; une poésie ontologique, puisque révélatrice de l’Humain: une anthropologie poétique.
Conclusion
Fara Ndiaye aura su capter notre attention dans cet aller-retour perpétuel de lui à la Création par l’exercice du Verbe. Un moyen fameux de réalisation delphique puisqu’à travers l’infini scriptural, le poète dépasse son identité première pour fondre dans la Lumière, dit-il, principielle. L’expression poétique devient à son tour sanctification, et le poète devient témoin et acteur du cercle restreint des soufis initiés par l’Inaudible. Il s’agit ainsi d’une œuvre en contact permanent avec cet Ailleurs édénique. Une poésie qui, à la faveur de sa légitimité spirituelle, ouvre une voie/voix d’accès transtemporelle à l’épiphanie de l’Homme. Une forme d’épiphanie où l’ordonnance delphique se réalise sous le Trône et par le Verbe. Du haut de cette légitimité, la structure du poème forme une épuration existentielle et un réceptacle des «effluences divines». Le processus lectoral s’enclenche alors réellement dans une tripartition synthétique: se connaitre et connaitre le monde pour connaitre Dieu. Le Livre apparait ainsi comme le sanctuaire des signifiances gnostiques qui prédominent sur tout le reste: car le Verbe émane de Dieu, il renvoie à Dieu lui-même. Par le Verbe, le poème est création qui mène au Créateur.
Mouhamed Sow