Dans son livre Ce lait orphelin, l’autrice, journaliste et réalisatrice Fatou Taha KANE livre un témoignage bouleversant sur le deuil périnatal, la résilience et la santé mentale. À travers une parole intime et engagée, elle brise le silence autour d’une douleur souvent tue dans nos sociétés. Dans cet entretien sincère, elle revient sur son parcours, l’écriture comme exutoire, l’importance de la foi, et son combat pour faire entendre la voix des mères qui souffrent en silence.

Propos recueillis par Alpha Daouda BA

Fatou Taha, vous avez un parcours riche entre journalisme, cinéma et écriture. À quel moment l’écriture s’est-elle imposée comme une nécessité dans votre vie ?

L’écriture a toujours été une passion pour moi, depuis l’enfance. Je me souviens que je passais des heures à écrire des textes de slam ou de rap, parfois au lieu de réviser mes leçons. C’était une manière pour moi d’échapper à la réalité, de laisser libre cours à ma créativité. Mais c’est avec les épreuves de la vie que l’écriture s’est vraiment imposée. Elle est devenue un refuge, un moyen d’exprimer mes émotions, de mettre des mots sur ce que je traversais.

Comment votre formation et vos expériences à l’ISSIC et à Acting International ont-elles nourri votre sens du récit, du témoignage ?

Ces deux formations ont été très complémentaires et déterminantes. À l’ISSIC, j’ai appris à structurer un récit, à aller à l’essentiel, à écouter les gens pour comprendre leurs histoires. Et à Acting International, j’ai développé une sensibilité artistique, une attention particulière aux émotions, aux non-dits, à l’humain. Ces expériences m’ont permis de nourrir une écriture plus sensible, plus vraie, ancrée dans le réel comme dans l’imaginaire.

À quel moment votre famille et votre entourage ont appris que Fatou écrit ? Et comment ont-ils réagi ?

Très tôt en fait. Ma mère adoptive, qui est aussi ma grande sœur – elle m’a recueillie quand j’avais trois ans – a beaucoup compté dans mon rapport à la lecture et à l’écriture. Elle adore les livres, et chez nous, on avait une grande bibliothèque. Petite, quand je faisais des bêtises ou que je n’écoutais pas, elle me punissait… en me donnant des livres à lire ! Des livres d’adultes, parfois très sérieux, et elle me demandait d’en faire un résumé. Au début, je ne prenais pas ça au sérieux, mais petit à petit, ça m’a donné le goût de la lecture… et de l’écriture. Alors vraiment, je la remercie. Merci Hamsatou Kane, ma mère.

Vous avez réalisé des courts-métrages, dont un a été sélectionné à Cannes. Qu’est-ce que le langage cinématographique vous a apporté dans la construction de ce livre ?

Le cinéma m’a apporté une autre perspective sur la narration. En réalisant des courts-métrages, j’ai compris l’importance de la visualisation, de l’émotion, mais aussi de la structure. C’est un langage exigeant qui m’a appris à aller à l’essentiel, à construire une histoire forte, visuellement parlante et émotionnellement juste. Cela m’a beaucoup aidée à structurer mon livre, à le rendre à la fois fluide, visuel et poignant.

Diriez-vous que l’écriture vous a permis de survivre à la douleur ? Peut-on écrire pour guérir ?

Absolument. L’écriture m’a littéralement aidée à survivre. Elle m’a permis d’extérioriser mes douleurs, de les nommer, ou du moins de les approcher. Je suis quelqu’un de très pudique par nature, et mettre mes émotions sur le papier était une manière d’exister autrement, de parler sans avoir à le faire à voix haute.

Pour moi, la feuille blanche est devenue comme un confident, presque un thérapeute. J’y posais tout : mes peines, mes colères, mes silences. Et j’ai découvert que la douleur, une fois écrite, pouvait se transformer. Elle pouvait devenir quelque chose de beau, d’universel. Écrire m’a libérée, surtout pendant le deuil. Même si j’étais entourée, même si mon mari était là et qu’il souffrait lui aussi, l’écriture restait le lieu où je me sentais la plus libre.

Est-ce que vous avez des références dans le monde littéraire ?

Oui, bien sûr. Du côté sénégalais, Mariama Bâ a été une véritable révélation. Une si longue lettre… je l’ai lue plus de vingt fois, et parfois d’une seule traite. J’adore sa plume, sa manière de dire l’intime avec une telle élégance. Un chant écarlate aussi m’a beaucoup marquée.
En revanche, du côté français, même si j’ai lu beaucoup d’auteurs, je ne dirais pas qu’un écrivain en particulier a influencé mon écriture. Ce sont surtout les voix africaines, comme Mariama Bâ, qui m’ont profondément touchée.

Dans Ce lait orphelin, vous rendez hommage à votre fils Babacar. Que représentait-il pour vous, et comment avez-vous trouvé la force d’écrire après une telle perte ?

Merci pour cette question, elle compte beaucoup pour moi. Babacar, c’était une source d’amour inconditionnel. Il représentait une lumière, une promesse de vie. Pour une maman, c’est tout ça à la fois. Écrire après sa perte a été un véritable défi. Il y avait en moi un tourbillon d’émotions que je n’arrivais pas à canaliser. Mais justement, écrire, c’était ma façon de lui rendre hommage, de prolonger sa mémoire, de lui offrir une place dans le monde.

Je pense que c’est l’amour que je lui porte – et que je lui porterai toujours – qui m’a donné la force. J’avais besoin de dire qu’il a existé, même s’il n’est resté que quelques jours. Ce n’est pas parce qu’il était un nourrisson qu’il ne compte pas. Pour moi, il est là, il a vécu, et j’ai envie de continuer à le faire vivre à travers mes mots.

Comment avez-vous trouvé la force de vous mettre à l’écriture après la perte de Babacar ?

Je dirais que cette force est venue de deux choses essentielles : la foi et l’espoir. Ma foi m’a énormément portée. C’est aujourd’hui, avec le recul, que je peux le dire. Depuis le décès de mon fils, il y a une phrase que je répète souvent — et qui peut sembler étrange, voire incompréhensible pour certains : les deux plus beaux jours de ma vie, ce sont d’abord celui où j’ai rencontré mon mari, Mansour Ndoye, et ensuite… celui où j’ai perdu mon fils.

Ça peut paraître paradoxal, mais cette perte m’a révélé une force intérieure insoupçonnée. Avant, j’étais quelqu’un de très nerveux, impulsif, toujours sur la défensive. Cette épreuve m’a transformée. Elle m’a rendue plus calme, plus introspective. Et elle m’a poussée à écrire, comme un besoin vital de donner du sens à ce que je vivais.

Le titre de votre livre, Ce lait orphelin, est bouleversant. Que symbolise-t-il pour vous ?

Ce titre symbolise à la fois l’absence, le manque, et l’amour inachevé. Le lait, dans notre imaginaire, est lié à la maternité, à la vie, à la tendresse. Et ici, il est orphelin. Il évoque ce lien interrompu, ce vide laissé par l’enfant qui n’est plus là.
C’est un titre qui me touche profondément, et je tiens à remercier mon éditeur, Cheikh Fall Gueye, qui m’a aidée à le trouver. Il a compris ce que je voulais transmettre, il m’a accompagnée dans cette quête de justesse. Grâce à lui, Ce lait orphelin a trouvé son nom.

Comment avez-vous conçu la première couverture du livre ?

Sur la couverture, on voit une mère qui regarde son bébé… mais les deux ont les yeux fermés. C’est un choix symbolique fort. Ce que je voulais montrer, c’est que l’amour est bien là, mais qu’il n’y a pas de futur possible, pas de regard échangé. Or, le regard, c’est souvent ce qui construit l’avenir, ce qui relie deux êtres.

Même si nous avons les yeux fermés, même si mon enfant n’est plus là, l’amour demeure. Il est toujours présent, il habite mon cœur, et il y restera pour toujours. C’est cette idée que j’ai voulu transmettre visuellement.

Votre grossesse avec Maodo est survenue dans un moment de grand chagrin. Comment avez-vous vécu cette coexistence entre la perte et la vie à venir ?

C’était une période très difficile, très ambivalente. Retomber enceinte dans ce contexte de deuil m’a confrontée à une dualité intense : celle de la mort et de la vie qui cohabitent. J’ai dû apprendre à accepter cette coexistence, à accueillir la vie sans trahir la mémoire de l’enfant perdu.

Juste après Babacar, je suis retombée enceinte… mais j’ai fait une fausse couche. Malgré cela, je n’ai pas abandonné. J’avais l’impression qu’on m’avait arraché mon bébé, que quelque chose était resté suspendu. Et même si j’avais peur, une voix en moi me disait : « Aie foi, tente encore. »

C’est ma foi qui m’a soutenue. Elle m’a donné la force de croire qu’une nouvelle vie était possible. Et un jour, Maodo est arrivé. Alhamdoulilah. C’est une grâce immense. Une douleur n’efface pas une autre, mais la vie, elle, continue à écrire son histoire.

Vous abordez la question de la santé mentale, un sujet encore tabou dans de nombreuses sociétés. Pourquoi était-ce essentiel pour vous d’en parler dans ce livre ?

C’était fondamental. Dans notre culture sénégalaise, la douleur est souvent cachée, dissimulée derrière la pudeur, la foi, ou la tradition. Mais il est important d’en parler. Il faut écouter les femmes, entendre leur souffrance, même si elle n’est pas toujours visible.

J’ai rencontré beaucoup de femmes qui, comme moi, ont perdu un bébé. Et trop souvent, on leur dit : « Ce n’est pas grave, tu en auras un autre », comme si leur peine était minime. Mais cette douleur est réelle. L’une d’elles m’a confié faire des crises d’angoisse, sans savoir mettre de mots dessus. Ici, on pense tout de suite à la sorcellerie ou à un mauvais sort. Pourtant, ce sont des réalités psychiques qu’il faut reconnaître, comprendre, soigner.

Moi, je vis avec ces crises depuis la perte de mon enfant. Et c’est aussi pour ça que j’ai voulu ouvrir un espace de parole dans ce livre : pour briser le silence, pour encourager d’autres femmes à parler, à consulter, à s’écouter.

Comment continuez-vous à nourrir ce dialogue après la parution du livre ?

Depuis la sortie du livre, j’ai commencé à intervenir auprès de groupes de femmes au Sénégal. J’espère aussi pouvoir organiser ou participer à des colloques autour du deuil périnatal et de la santé mentale.

Un autre projet me tient particulièrement à cœur : la réalisation d’un documentaire sur le deuil périnatal. Ce serait un moyen plus visuel, plus direct, d’aller à la rencontre des femmes, de recueillir leurs témoignages, de montrer les émotions, les silences aussi. C’est un projet de sensibilisation qui, je l’espère, pourra toucher à la fois les milieux urbains, les campagnes, mais aussi d’autres pays. Parce que même en France, où l’on parle plus librement, le deuil périnatal reste tabou.

Une grande partie de la population féminine n’a pas eu accès à l’école, notamment en milieu rural. Avez-vous pensé à des actions spécifiques pour ces zones ?

Oui, tout à fait. Mon objectif est d’aller partout : en ville comme en zone rurale. La douleur n’a ni classe sociale, ni niveau d’instruction. Elle est universelle. Qu’on soit croyante ou non, musulmane, chrétienne ou autre, riche ou pauvre… quand on perd un enfant, la douleur est la même.

Et c’est précisément cette universalité de la souffrance que je veux montrer. Il faut briser les tabous, enlever le voile qui entoure encore trop souvent le deuil périnatal.

Y a-t-il un retour de lecture qui vous a particulièrement marquée ? Un échange fort avec une lectrice ?

Oui, plusieurs. Une amie proche m’a dit après sa lecture : « Je te vois autrement maintenant. Je ne savais pas que tu avais vécu tout ça, parce qu’en public tu ris, tu fais rire… » Elle n’imaginait pas toute cette douleur derrière mon sourire.

Deux femmes m’ont aussi écrit des mails très touchants. L’une avait perdu son bébé à quinze jours, l’autre avait fait une fausse couche. Elles m’ont dit que mon livre leur avait fait du bien, qu’il les avait libérées. Elles ont compris qu’elles n’étaient pas seules, que leur douleur était légitime. Et ça, ça change tout. Quand on sait que d’autres ont traversé la même épreuve, on se sent moins isolée. On peut se soutenir, se transmettre un peu de force.

L’une d’entre elles n’osait pas retenter une grossesse. Je l’ai encouragée doucement, et aujourd’hui, je croise les doigts pour elle.

Diriez-vous que Ce lait orphelin agit comme une thérapie ?

Oui, vraiment. C’est un livre thérapeutique. Il m’a aidée à sortir des choses enfouies, à poser des mots sur l’indicible. Même moi, quand je le relis, je ressens une forme d’apaisement. Bien sûr, certains chapitres me replongent dans la douleur, mais après les larmes, je me sens plus légère, soulagée.

Je crois que ce livre a cette force : celle de permettre une libération, pour moi, et pour d’autres.

Quel message espérez-vous transmettre à celles et ceux qui traversent un deuil ou une douleur profonde ?

Le premier message, c’est l’espoir. Il faut garder l’espoir et la foi — quelle que soit notre religion, ou même si l’on n’en a pas. Pour moi, l’espoir, c’est comme une petite lumière dans le noir. Elle est là, au loin, et elle te murmure : Relève-toi, avance, tu peux y arriver.

L’autre message, c’est de ne pas avoir honte. Il ne faut pas avoir honte de parler, ni de consulter un professionnel. Voir un psychologue ou un psychiatre ne signifie pas qu’on est fou. Parler, c’est courageux.

Et enfin, il faut pouvoir s’entourer. L’entourage bienveillant est essentiel. Moi, j’ai eu la chance d’avoir un mari présent, malgré sa propre douleur. Il m’a soutenue. J’ai aussi eu des amis, des proches, qui m’ont accompagnée. Et je leur suis profondément reconnaissante. Parce que dans ces moments-là, l’amour et l’écoute peuvent vraiment sauver.