
Ces dix dernières années, la littérature sénégalaise connaît une effervescence remarquable. Derrière ce retour au-devant de la scène culturelle sénégalaise émergent des jeunes au talent hors norme, luttant pour que le livre occupe son trône d’antan. En effet, la prise de pouvoir des jeunes dans les débats publics, dans les maisons d’édition, librairies et bibliothèques, et leur omniprésence dans les prix les plus prestigieux du continent prouvent assez clairement que ce nouveau mouvement plein d’espoir laisse à la littérature la chance de poursuivre ses missions. À première vue, cela peut ravir les lecteurs. Cependant, derrière cet engouement se cache, comme dans tous les milieux, une situation alarmante, voire sombre. Avec l’avènement des réseaux sociaux renforçant l’idée de titiller l’ego humain en vue de le pousser vers une « pseudo-reconnaissance », un problème naît et gangrène ce monde complexe. Il est alors légitime de se demander si la littérature actuelle est-elle une œuvre de mémoire ou une quête effrénée de reconnaissance ?
1 – La gloire : un mal profond qui étouffe la rigueur et la discipline
La littérature sénégalaise est aujourd’hui dans un abîme dans lequel elle a du mal à sortir. La littérature ne devient-elle pas un insigne de réussite culturelle plutôt qu’une conservation de mémoire ? Il est rare de ne pas lire une œuvre sans croiser une montagne de fautes. Est-ce la faute des maisons d’édition ou de l’auteur ? C’est souvent une question que tout le monde se pose. Certains la rejettent à l’auteur, d’autres à la maison d’édition. En réalité, le problème en est tout autre. Le manque d’entourage en est à l’origine, ou l’est lui-même lorsqu’il existe. Bon nombre de jeunes sortent des recueils de poèmes et souhaitent les publier à la hâte sans relecture préalable. Ils souhaitent publier sans prendre le temps de mûrir leur œuvre. Alain Mabanckou, dans son ouvrage critique « Lettre à un jeune romancier sénégalais », rappelle à ce jeune songeur qu’il faut avoir le réflexe d’écrire, de réécrire son livre jusqu’à ce que chaque phrase, chaque paragraphe, chaque chapitre soit potable et compréhensible. À cela s’ajoute un autre mal silencieux : la prolifération des maisons d’édition « fast book », dont certaines laissent une mauvaise tache à l’édition et qui sont souvent plus animées par le chiffre que par la passion des lettres. L’édition est devenue un business et perd son rôle fondamental : accompagner, élever, conseiller. Beaucoup d’éditeurs bâclent le travail en livrant au public une relecture sans y mettre l’exigence qu’il se doit. Et cela parce que les maisons d’édition ne sont parfois pas dotées de comités de lecteurs. L’édition n’est pas une affaire de commerce seulement, il y va de l’honneur de l’éditeur et de la maison. Le travail est difficile et demande de l’exigence. Comme le disait Mongo Beti : « l’édition n’est pas un métier pour ceux qui fuient l’effort. C’est une tâche de maçon, patiente, exigeante, et souvent ingrate ».
Malheureusement, publier n’est plus l’achèvement d’un travail de dur labeur, c’est un moyen de se faire voir, de parler de soi comme un auteur, comme le « crack » de sa génération. C’est une cérémonie de passage pour devenir écrivain aux yeux du public. Dans cette ruée vers la reconnaissance, la littérature perd de sa profondeur, de sa performance artistique et de son âme. Il est légitime alors de dire, face à cette situation, que les jeunes ne lisent plus ; ils cherchent la facilité dans un monde de « buzz », de réseaux sociaux. Certains écrivains sont plus « stars » qu’écrivains. Au cours de mes nombreuses lectures, j’ai été fasciné par la plume de Victor Hugo. Son livre Philosophie et littératures mêlées est une critique qui parle à chaque génération. Il me vient souvent cette phrase que j’aime répéter dans les rencontres littéraires : « le style est la clef de l’avenir. Sans le style et sans le dessin, vous pourrez avoir le succès du moment, l’applaudissement, le bruit, la fanfare, les couronnes, l’acclamation enivrée des multitudes ; vous n’aurez pas le vrai triomphe, la vraie gloire, la vraie conquête, le vrai laurier. Comme dit Cicéron, insignia victoriae, non victoriam. Sévérité donc et grandeur dans la forme ; et, pour que l’œuvre soit complète, grandeur et sévérité dans le fond. Telle est la loi actuelle de l’art, sinon il aura peut-être le présent, mais il n’aura pas l’avenir. » Si les jeunes avaient saisi cette réflexion de ce grand penseur, une cérémonie de dédicace relayée sur tous les réseaux sociaux, une apparition dans toutes les télévisions aurait-elle plus de valeur qu’un livre bien construit ? Une couverture ornée par la beauté artistique ou fabriquée par l’intelligence artificielle la plus douée compense-t-elle un fond bâclé ?
2 – Le rejet de la critique : un mal profond
Pourquoi s’offusquer si le professeur Waly Bâ vous demande de retravailler votre œuvre ? Pourquoi traiter de jaloux une critique comme M. Mbengue Abdourahmane parce qu’il a trouvé des fautes de syntaxe inacceptables ? Pourquoi critiquer une maison d’édition sérieuse parce qu’elle a rejeté votre œuvre ? Pourquoi les maudire ? Tant de questions que l’on se pose.
Le mal ne réside pas dans la prolifération des livres médiocres, mais plutôt dans la persistance des jeunes à rejeter un débat critique sain. Au Sénégal, c’est un drame de dire qu’un livre est mal écrit ou qu’un livre est tiré de ChatGPT. Dire à un écrivain que son livre est mal écrit ou qu’il manque de rigueur, de discipline et de profondeur, c’est se prendre en pleine face des accusations de jalousie. La critique constructive n’a plus droit de cité. Pourtant, c’est elle qui construit une littérature forte. « La critique n’est pas un procès, c’est une conversation exigeante avec l’œuvre », écrivait Wolé Soyinka. Mais aujourd’hui, on préfère l’éloge creux au débat fécond. La réponse que donne souvent la jeunesse est : « Il critique alors qu’il n’a jamais écrit un livre ». Pauvre jeunesse ! La nouvelle plume y voit souvent une attaque personnelle venant de l’ancienne génération, qui n’en est vraiment pas une parce qu’elle est intemporelle et vit avec nous. « La nouvelle génération » taxe « l’ancienne génération » de nostalgiques d’un style dépassé. Et si c’était la nouvelle génération qui est dépassée ? Dépassée par la technologie qu’elle peine à exploiter ? Dépassée par l’arrogance et la recherche de la gloire ?
Existe-t-il en vérité une ancienne génération et une nouvelle génération ? Cela n’est pas mon avis, car comme le disait : « Tout texte est un tissu de citations ; tout texte est l’absorption et la transformation d’un autre texte ». Le passé littéraire est absorbé, digéré, puis transformé en un produit neuf. Alors, il n’existe qu’une seule génération : celle des écrivains. Nos doyens et doyennes ne doivent pas mettre tous les jeunes aspirants auteurs dans le même sac, ils doivent plutôt contribuer à leur éclosion d’une part. D’autre part, les jeunes doivent écouter et accepter la critique constructive pour avancer.
Le débat sur les œuvres, tant sur la qualité que sur leur impact, n’existe quasiment plus dans le « pence » littéraire. L’entourage des auteurs est souvent complaisant et la plupart des discussions se suffisent à des éloges ou un silence, de peur de recevoir les foudres de l’auteur. Et pour illustrer tout cela, il suffit de regarder du côté de la poésie : tous les poètes sont devenus slameurs, comme par magie. Une reconversion express, non pas toujours par passion de l’oralité, mais pour la visibilité, les scènes, les micros. Une grande farce parfois, où le verbe rime plus avec popularité qu’avec profondeur. Slam, slam, slam… mais le vers, lui, perd son souffle. Car le slam est un art noble, exigeant, quand il n’est pas pris pour une formule magique pour « devenir artiste » sans passer par l’effort du texte. Et pour en rajouter, beaucoup d’auteurs s’empressent de sortir un recueil juste parce qu’ils ont empilé quelques vers. À ces aspirants poètes, je leur partage une citation tirée de la lettre du 17 février 1903 de Rainer Maria Rilke dans « Lettres à un jeune poète » : « Rentrez en vous-même. Cherchez la raison qui, au fond, vous commande d’écrire ».
Hugo ajoute que : « C’est le style qui fait la durée de l’œuvre et l’immortalité du poète. La belle expression embellit la belle pensée et la conserve ; c’est tout à la fois une parure et une armure. Le style sur l’idée, c’est l’émail sur la dent ». Et pour ceux qui disent que la poésie doit évoluer comme tout art pensant répondre à la critique, Hugo dit : « Réformons, ne déformons pas. Si le nom qui signe ces lignes était un nom illustre, si la voix qui parle ici était une voix puissante, nous supplierions les jeunes et grands talents sur qui repose le sort futur de notre littérature, si magnifique depuis trois siècles, de songer combien c’est une mission imposante que la leur et de conserver dans leur manière d’écrire les habitudes les plus dignes et les plus sévères. L’avenir, qu’on y pense bien, n’appartient qu’aux hommes de style… ». Le poète doit se faire remarquer par son style et que son œuvre naisse parce qu’il y a une nécessité, et non parce qu’on cherche la visibilité.
3 – Écrire pour la postérité ou pour la gloire
Pourquoi écrivons-nous ? Pour la postérité ou pour la gloire ? Hugo disait : « Ce qui d’abord est gloire à la fin est fardeau ». Lors d’une discussion avec ma grand-mère, cette dernière me disait qu’il lui fallait attendre dix longues années avant d’être publiée. Cette patience, nous ne l’avons plus.
La gloire est éphémère, les écrits demeurent, les critiques font tache et ne se lavent guère facilement. Finalement, la littérature ne retient que les œuvres profondes et patiemment travaillées. La gloire n’offre pas à une œuvre la viabilité. Un auteur, un vrai, c’est celui qui accepte la critique, la déconstruction et la discussion. Le Sénégal ne manque pourtant pas de talents. Il ne manque pas de personnes capables de poser les jalons d’une œuvre viable. Des auteurs comme Fara Ndiaye, Pape Moussa Sy, Amina Jules Dia, Khalil Diallo, Sadany Sow, Fatoumata Diallo Bâ, Anna Ly Ngaye, Idrissa Sow Gorkodio, Andrée Marie Diagne, Rahmatou Seck Samb, Magueye Touré, Elaz Ndongo Thioye, Marième Soda Ndoye Lo, Ken Bugul, Abdoulaye Racine Senghor, Mouhamed Mbougar Sarr, David Diop, Fatou Diome et tant d’autres auteurs — je ne peux tous les citer — sont des exemples lorsqu’il s’agit d’être rigoureux dans une œuvre. Dans cette liste, on ne voit pas une nouvelle génération ou une ancienne, mais juste des écrivains qui partagent le même objectif : faire de l’écriture un acte littéraire et non une quête vers la gloire. Les jeunes lisent, en fait, ceux qui sont sérieux ; ils sont rigoureux, mais certains d’entre eux sont malheureusement obnubilés par la tentation de briller vite, or ils devraient plutôt s’interroger sur le rôle de la littérature ainsi que sur la mission qu’ils poursuivent en tant qu’auteurs.
4 – La nécessité d’une critique vivante pour animer l’espace littéraire
S’il y a bien une chose que j’ai comprise en sortant mon premier roman, c’est que la publication d’une œuvre n’est pas une course. Ce texte n’a pas pour but de critiquer mais de sensibiliser. C’est une urgence pour nous de ramener la critique à son rôle primaire, tendant à déconstruire, à faire progresser, sans être dans l’agressivité ou dans la critique négative, surtout dans le cas des jeunes auteurs. Rimbaud a écrit tôt, Goethe a écrit tôt, de même que Charles Perrault, Françoise Sagan et tant d’autres… Nos anciens ne doivent donc pas rejeter le manuscrit d’un jeune parce qu’il a écrit à 15 ans ou 18 ans. Ils doivent lui donner sa chance, car aux âmes bien nées, la valeur n’attend point le nombre des années. Nous devrions plutôt nous concentrer sur la formation à la critique constructive, à l’acceptation de la critique et à l’accompagnement des aspirants écrivains, car « dans tout grand écrivain, il doit y avoir un grand grammairien, comme un grand algébriste dans tout grand astronome. Pascal contient Vaugelas, Lagrange contient Bézout ». (Hugo)
Il est donc nécessaire de créer les espaces d’échanges nécessaires au développement des auteurs à travers des ateliers d’écriture, des clubs de lecture, des revues scientifiques et des rencontres littéraires. Le forum arrive donc à point nommé et je suis ravi de voir que le collectif des poètes, représenté par Mour Seye, et d’autres organismes jeunes y étaient représentés.
L’espace littéraire doit être solidaire au lieu de créer une guerre inexistante, parce que chacun d’entre nous a sa part dans la création et dans la postérité d’un livre, que nous soyons lecteur, critique littéraire, libraire, éditeur, bibliothécaire, auteur, professeur de lettres, chercheur. Finalement, nous sommes animés par une seule et unique passion : la littérature.
Pour conclure, je dirai que nous devrions mettre plus de rigueur dans notre travail, c’est en labourant durement que l’on récolte nos fruits. Accepter une critique n’équivaut pas à être faible, être critiqué ne signifie pas être nul. C’est plutôt une route vers l’acte littéraire. Il faut lire, lire et encore lire avant de publier. On ne naît pas écrivain, on le devient par l’entraînement et par l’amour de ce que l’on fait. Si aujourd’hui des poètes comme Fara Njaay, Elaz Ndongo, Mouhamed Zamal Gueye, Idrissa Sow Gorkoodio, Souleymane Bachir Diagne, Mohamed Mbougar Sarr, Boubacar Boris Diop, Mamadou Samb, arrivent à remporter des prix, c’est parce qu’ils mettent de la rigueur dans leur travail et dans l’édition. Un auteur est avant tout un lecteur, un critique et un travailleur. La gloire ne sert à rien si l’ouvrage est entaché par le fond du livre. La réussite d’un auteur réside dans le fait d’avoir un débat d’idées rude sur ce qu’il a développé, plutôt que sur les fautes qu’il a commises ou sur une mauvaise identification du genre littéraire de son texte.
En tant que jeune, je suis ravi de voir Fatoumata Diallo Bâ dire qu’elle est jeune, qu’elle soit dans toutes les activités pour la jeunesse parce qu’elle croit en nous ; de voir Monsieur Mbengue prendre son temps de donner son avis et de conseiller les auteurs ; de voir Baudelaire Sow prendre de son temps pour lire, corriger et apporter une critique constructive ; de voir le professeur Waly Bâ accompagner chaque jeune plume ; de voir Fara Ndiaye, à travers le collectif des poètes et Al Faruq Éditions, donner vie aux poèmes de la jeune plume ; de voir L’Harmattan faire briller ses auteurs ; de voir Andrée Marie Diagne et Idrissa Sow fédérateurs et le Cénacle des écrivains qui récompense le mérite des artistes hors pair ; ou encore la Promotion du livre et de la lecture (PLL), qui aide à les faire connaître.
Avec toutes ces personnes ressources, avec toutes les bibliothèques existantes au Sénégal, pourquoi nous hâter ? La gloire ? Petit à petit, l’oiseau fait son nid. Et la gloire, elle, est éphémère. Acceptons la critique, consommons-la, vivons-la et continuons de hisser le drapeau du Sénégal dans les plus hautes sphères littéraires. Et nous terminerons sur cette citation tirée de L’Aventure ambiguë : « L’homme ne s’accomplit que dans ce qu’il transmet ».
Vive le Sénégal, vive la littérature !
Issa Gaye, auteur
Preitty writter
