
Au 19ème siècle, l’Afrique de l’Ouest est secouée d’un spasme profond qui fend ses terres et crache ses enfants en esclavage ! L’ombre des caravaniers plane sur le Sahel, et le fleuve Sénégal, ce grand reptile d’eau, déroule son long corps d’oubli vers des rivages de chaînes et de sang. Ici, le sable brûle les pieds des fuyards, là, les vagues engloutissent les cris de ceux que l’on arrache à la lumière natale. La traite négrière transatlantique dévore les côtes, la traite transsaharienne éventre les villages, et dans cette fournaise, les royaumes vacillent, hachés par les sabres de la charia et les canons de l’Europe rampante.
Au cœur de cette Afrique suppliciée, le royaume du Waalo lutte, haletant, entre la poigne des Maures et les griffes des Toubabs. Son sol, riche, fertile, saigné par les razzias, se gorge de larmes et de cendres. Saint-Louis, sentinelle du négoce étranger, observe du haut de ses comptoirs, complice ou spectateur, tandis que de l’autre côté du fleuve, les Trarzas affûtent leurs lames et leur avidité. Depuis que les troupes françaises ont planté leur étendard à l’embouchure du fleuve Sénégal, les Maures ne cessent d’acérer leur poigne sur le Waalo, voulant à la fois l’arracher à l’Europe et l’enchaîner à leur propre empire de captifs.
UN MARDI DE NOVEMBRE 1819 : LA TRAGEDIE DE NDER
Un mardi de novembre 1819, un matin comme un autre, et pourtant, ce matin-là, le destin s’est levé avant l’aube sur le Waalo. Le vent siffle entre les greniers remplis, porte la rumeur des jours ordinaires : rires d’enfants s’élevant sous le grand baobab, chant cadencé des pilons écrasant le mil, effluves de la terre humide abreuvée de soleil. La vie, simple et rythmée, semble encore sourire au village.
Mais les hommes sont absents. La plupart d’entre eux accompagnent à Saint-Louis le Brack (roi), blessé grièvement lors d’une bataille récente. Les ceddos (guerriers) ont emporté avec eux la force du village, laissant derrière Nder aux seules mains des femmes, maîtresses d’un royaume fragile, suspendu dans l’innocence du quotidien.
Voici que l’air se trouble, que le vent se brise, qu’un cri fend le ciel comme un coup de tonnerre. « Les Maures ! Les Maures sont là ! » Une femme surgit, haletante, une calebasse vidée de son eau ruisselante encore de frayeur. Elle l’a vu, tapi dans l’ombre des roseaux, l’ennemi cavalier, enturbanné de sable et de terreur, prêt à fondre sur le village.
Et soudain, un grand silence, celui d’une mer avant la tempête, d’un cœur avant la déflagration. Les femmes savent. Elles savent le sort réservé aux captives, elles savent les chaînes, les entraves, la nuit sans fin du marché d’esclaves. Elles savent.
Alors, une voix, une seule, se dresse, comme un phare dans l’ouragan. Mbarka Dia, une roturière.
« Femmes de Nder ! Dignes filles du Walo ! Redressez-vous et renouez vos pagnes ! Préparons-nous à mourir ! »
Fatim Amar, la Linguer acquiesce et un frisson parcourt l’assemblée, le dernier frisson avant l’embrasement. Elles se regardent, et dans leurs yeux, un feu plus vif que celui des torches.
LA BATAILLE ET LE SACRIFICE
Elles ont ramassé leur courage à pleines mains, les femmes de Nder, amazones d’un jour, guerrières d’éternité. Les boubous sont serrés, les pantalons bouffants empruntés aux absents, le pagne relevé, la poitrine droite, l’œil dardé sur l’horizon d’acier. La rage comme seule armure, les cris comme tambour, elles frappent. Coupe-coupe mordant la chair, gourdins éclatant les os, fusils crachant leur colère de poudre et de feu. Elles frappent.
Et pourtant, la mer est trop vaste, trop haute la vague d’acier et de sabres. Le sable boit le sang, le ciel se charge de hurlements. Les Maures avancent, les cercles se resserrent. Alors, un vent de cendres soulève les épaules des survivantes, un murmure court entre les lèvres blessées : « Nous ne serons pas esclaves ».
Le soleil est haut. Dans un silence funèbre, elles avancent vers la grande case du conseil, majestueuse tombe dressée au centre du village. Un dernier regard sur la terre qui les a portées, sur les greniers éventrés, les marmites renversées, les corps gonflés de chaleur et de mort.
Elles entrent, serrées comme les épis dans la moisson, jeunes mères aux enfants pressés contre leurs seins, sœurs et aïeules, toutes unies dans un dernier souffle. Mbarka Dia, silhouette dressée dans l’ombre naissante, referme la porte. Un geste sûr, une torche brandie, un feu qui jaillit et dévore. Et dans les flammes, dans l’étreinte brûlante, un dernier chant monte au ciel, un cri plus grand que l’Histoire…
Sémou MaMa DIOP