Marcel Nouago Njeukam

L’ILLUSION, LA DESILLUSION ET LA DELIQUESCENCE : ESSAI D’ANALYSE DE MAÏMOUNA D’ABDOULAYE SADJI

L’homme a parfois tendance à projeter sous forme de rêves un état ultérieur où il sera dans un rapport conjonctif avec l’objet désiré. Appliqués au personnage de roman, ces rêves, fait remarquer le sémioticien Philippe Hamon, constituent des programmes qui « posent […] un horizon d’attente pour le destin du personnage. »1 Bien plus, ces rêves, depuis les travaux de Sigmund Freud et les découvertes de la psychanalyse, révèlent l’état de manque du personnage ; manque que veut combler le sujet puisque, au regard du schéma formalisé par le sémanticien du récit Julien Greimas, il se trouve sur l’axe du désir. Dès lors, s’amorce un processus de quête, autour duquel se construit généralement une œuvre littéraire et au moyen duquel le personnage cherche à se réaliser, à s’accomplir car il est mû par un besoin naturel d’exister. Obnubilé par l’objet de sa quête, le personnage développe parfois une conviction délirante qui thématise alors ses illusions. Ainsi en est-il de l’héroïne sadjienne qui, autour de l’objet (Dakar) avec lequel elle entretient une relation dite appétitive, cultive des mythes et des fantasmes qui se heurteront à la réalité et laisseront la porte ouverte à la désillusion. Cet état d’esprit matérialise le dysfonctionnement entre les constructions imaginaires du personnage et le réel, dont ce dernier, accablé par l’agressivité du donné, a une perception malheureuse. D’où l’intitulé du travail ici entrepris :  » L’illusion, la désillusion et la déliquescence : essai d’analyse de Maïmouna d’Abdoulaye Sadji. » Le décryptage du tryptique illusion-désillusion-déliquescence vise à mettre en exergue la désintégration de l’existence du personnage, victime de ses illusions. En effet, partie de la plénitude, l’héroïne sadjienne verra sa vie se défaire dans le néant et le malheur

I- LA POETISATION DE LA VILLE

A l’instar de ces milliers d’Africains fascinés par l’Europe qu’ils ne sont pas loin de considérer comme un Eldorado ou encore comme une Terre promise, Maïmouna n’échappe pas au pouvoir envoûtant de la ville. La jeune campagnarde est l’otage de cet ailleurs auquel tout son discours est à présent subordonné. Le personnage sadjien ne jure que par la ville, laquelle charrie son cortège d’images séduisantes.

1- La garantie de la sécurité matérielle

Dans l’œuvre qui sert de ferment à nos analyses, l’héroïne a l’esprit toujours tourné vers Dakar dont « le mirage emplit ses yeux » (p 59) à longueur de journée. Mue par un vouloir-vivre, Maïmouna tombe alors dans le piège des stéréotypes. Dakar est le seul endroit du Sénégal qui trouve grâce à ses yeux car il est synonyme de confort matériel :

son imagination lui représentait ce pays comme un séjour incom parable. Elle songeait déjà que le jour où elle aurait un mari socialement aussi haut placé que l’époux de sa sœur Rihanna, ce manque d’éducation la mettrait bien au-dessous de sa condition nouvelle (p.p.45-46).

Maïmouna considère Dakar comme le cadre propice à son épanouissement. Elle est persuadée d’y connaître l’ascension sociale. La fille de Yaye Daro tend par conséquent à orienter son existence en fonction de cet espace dont elle a une vision étriquée, qui paraît sortie d’un moule. En effet, la native de Louga qui s’est réfugiée dans ses fantasmes est un sujet instauré par un vouloir. De manière inconsciente, elle fait montre d’un esprit conformiste. La campagnarde reproduit dans une large mesure les lieux communs auxquels s’inféodent les esprits immatures. La ville représente tout un symbole fort. Cet espace aux multiples attraits est, aux yeux de Maïmouna qu’elle mettra à l’abri du besoin, le lieu de la consécration sociale. Aussi, cette conception de la ville contribue-t-elle à

apprécier les fonctions de l’espace dans ses rapports avec les personnages […] et à dégager les valeurs symboliques et idéologies rattachées à sa représentation2.

Maïmouna a la ferme conviction que Dakar est un endroit où coulent le lait et le miel et où on connaît un bonheur sans fin. Ses rêves ne sont pas le signe de sa capacité à se projeter dans le futur mais ils constituent la preuve de son inadaptation à la réalité. Cette vue de l’esprit est exacerbée par les lettres de Rihanna das lesquelles celle-ci drogue pour ainsi dire sa cadette d’illusions :

Elle craignait que la brousse n’en fit une petite sauvage, à peine présentable, ignorant tout des manières de la femme moderne, quand viendrait pour elle l’âge de se marier dans les milieux selects où sa jeunesse, sa beauté et les relations mondaines de sa sœur lui donneraient forcément accès. Rihanna rêvait pour maïmouna d’un époux cossu, aisé, un homme des cadres (p.p. 38-39)

Victime de ce discouirs dithyrambique de sa sœur sur la ville, Maïmouna ne peut qu’idéaliser cet ailleurs et prendre en horreur la campagne. Implicitement, le personnage oppose la campagne à la ville. Cette dichotomie est matérialisée par le principe de l’hétérotopie d’après lequel un espace se définit généralement par rapport et par opposition à un autre auquel il fait référence. L’hétéropie est ainsi bâtie sur l’opposition ici(le village)/ ailleurs (la ville). Dotée en plus d’un tempérament sentimental et rêvant du grand amour telle Emma Bovary, Maïmouna va céder une fois de plus aux mirages de la ville en cristallisant ses fantasmes sur Doudou Diouf en qui elle voit l’homme de son cœur.

2- La rencontre de l’âme sœur

Le village, ainsi le conçoit l’héroïne d’Abdoulaye Sadji, n’offre auncune perspective à cause de l’existence prosaïque et terne qui en est la marque de posée. Il est le contre-pied de la ville où la vie se résume à un enchaînement de plaisirs et d’émotions qui modifieront l’existence terne à laquelle la campagne la prédestinait. Elle, dont le « cœur réclamait un bonheur intense servi par une passion neuve, ardente » (p. 45), est tout de suite séduite par Doudou Diouf, un soir, au sortir d’une séance de projection cinématographique :

L’attention de Maïmouna fut tout à coup attirée par une sihouette mince et noire, celle d’un jeune homme en complet du soir. […] ce fut, dans le cœur de la jeune fille, un choc léger qui passa comme un éclair. […] Maimouna, malgré elle, regarda de son côté et leurs yeux se rencontrèrent (p 104).

Leur premier contact est placé sous le signe du regard. Cette scène de rencontre est ce que Stendhal qualifie de « scène de première vue »3. Les jeunes gens s’aperçoivent et connaissent un coup de foudre qui leur ôte la parole. Le motif du regard, consubstantiel au thème de l’amour qui est une des constantes de la littérature, trahit ici les éblouissements illusoires de la fille qui a transféré ses fantasmes sur ce beau garçon. Elle croit voir en Doudou Diouf l’homme de sa vie, né pour elle et pour l’aimer, l’homme que la providence a placé sur sa route. Aussi, s’abandonne-t-elle à la magie du rêve :

Le souvenir du jeune homme l’obsédait. Elle avait, sans savoir pourquoi, des envies folles de voler vers lui, de se confondre avec lui […] Maïmouna rêvait d’intimité et d’épousailles avec le jeune homme (p.p 104-124).

La rhétorique du discours amoureux est chargée de clichés empruntés à la littérature romantique. Le passage ci-dessus permet au lecteur de saisir les traits majeurs de la personnalité psychologique de Maïmouna. En effet, ce fragment se signale par un réseau de lexèmes qui renvoient aux rêveries romantiques et à la conception romantique de la vie. Assaillie par une joie folle, Maïmouna est persuadée que cet inconnu est l’élu de son cœur, que cet homme qui « ne peut plus dormir parce qu’elle [assiège] toute sa pensée » (p. 134) lui témoignera un amour indéfectible. Cette propension au rêve trahit une entité fragile et mal armée pour affronter la réalité. Bien plus, elle préfigure les désillusions du personnage qui se construit un univers virtuel et est le jouet des mirages de la ville.

II- LE DEUIL DES REVES DE MAÏMOUNA OU LES FONDEMENTS DE LA DESILLUSION

Dans l’œuvre éponyme d’Abdoulaye Sadji, nous relevons, à travers la mésaventure urbaine de Maïmouna, l’incapacité au bonheur durable. La satisfaction éphémère à laquelle elle a goûté paraît confirmer que « le bonheur est un état permanent qui ne semble pas fait ici bas pour l’homme. »4 En effet, dès l’incipit du roman, Maïmouna est, sur le printemps de la vie, animée de rêves dont la ville constitue le ferment. Mais cette même ville qui s’est amusée à la séduire finira aussi par la meurtrir. Deux facteurs en l’occurrence contribueront aux deboires du personnage.

1- La jalousie et la duplicité féminines

De l’avis d’Andrea Calì, Maïmouna est l’un des romans africians qui offrent une « étude approfondie de la psychologie féminine ou mieux, de la femme africaine envisagée en un milieu particulier. »5 Le personnage de yacine qui est un concentré de jalousie et de duplicité représente un échantillon de cette psychologie. Attirée par la ville, séduite puis abandonnée par un homme avec lequel elle a eu un enfant qui mourra très tôt, cette femme ne digère pas le bonheur de Maïmouna. Il a une saveur amère, d’autant plus que « son propre avenir était compromis et que personne ne lui attirait des prétendants illustres » (p 132). Les propos suivants de la domestique sont assez expressifs de son état d’esprit : « Et si je ne dois pas manger de ce cous-cous, je le couvre de sable » (p.132). Après plusieurs tentatives infructueuses, elle réussira à fourvoyer Maïmouna et à hypothéquer le mariage de convenances pour lequel Rihanna a œuvré :

Je ne comptais pas le(Doudou Diouf) connaître davantage mais c’est Yacine la « M’binedane » qui me poussait nuit et jour (p. 188).

La tonalité pathétique de cet aveu extériorise avec acuité le désenchantement de la fille. Elle révèle une intériorité meurtrie par la perfidie d’une « sœur » en qui elle avait entièrement confiance. Toutes les stratégies mises en œuvre par cette domestique sont la preuve que les femmes en viennent toujours à leurs fins. En effet, Yacine n’a pas lésiné sur les moyens et elle a notamment su user de sa mauvaise foi. Ses paroles d’une douceur hypocrite ont masqué son jeu et lui ont servi d’adjuvant dans sa basse besogne. Comédienne, yacine l’est assurément :

Tu ne sors pas, mais il y a moyen de sortir en ma compagnie. Rihanna ne s’est à aucun moment méfiée de Yacine. Du reste, ne crois pas que je cherche à te faire prendre un mauvais chemin. Non, si je te voyais sur une mauvaise pente, je serais la première à te crier casse-cou (p.135).

Habilement, l’intendante de Rihanna consacre ses efforts à dérouter la cadette de celle-ci. Le simulacre de sincérité qu’elle affiche maquille les mauvaises intentions dont son cœur est saturé et qu’ exprime du reste l’antiphrase qu’elle manie. Celle-ci est un langage stratégique dont Maïmouna ignore les mécanismes de fonctionnement. Par ce procédé, Yacine marque sa présence par le mal devant l’autre. Sa volonté de « satisfaire un profond désir de vengeance que ne put chasser l’image d’une Maïmouna confiante » (p 133) la conduit donc à recourir à la duplicité de la parole. Son discours est loin de ce qu’elle pense. Et lorsque Maïmouna, retournant au bercail, s’en rend finalement compte, elle soupire : « Ah ! Cette yacine, je lui dois tous mes malheurs… […] Elle se remit à pleurer » (p. 192).

La domestique ne peut que se réjouir des déboires de Maïmouna, qui réalise que la ville est un véritable miroir aux alouettes, « une lumière brillante mais dangereuse sur laquelle les insectes (les jeunes) viennent se brûler. »6 Le coup de grâce viendra de son amant Doudou Diouf qui, face à la pression familiale, renoncera au serment fait à Maïmouna.

2- Le parjure de l’amant

Après sa mésaventure, Maïmouna revient sur sa terre natale pour panser ses blessures. Sur le chemin du retour, elle retrouve Doudou Diouf dont Yancine s’est servie à son insu pour assouvir ses desseins. L’homme dont est amoureuse Maïmouna fait alors le serment de l’épouser, serment qu’il réitère dans une lettre adressée à sa future belle-mère :  » J’aime beaucoup Maïmouna […] soyez tranquille, je réparerai ma faute. Je ferai en sorte qu’elle puisse lever la tête, hautement » (p.p 215-216). Malheureusement, cet engagement solennel manquera de fermeté face à la pression dont l’amant fait l’objet au sein de sa famille :

Oui, mes parents s’opposent catégoriquement à notre mariage. […] force m’est donc, ma chère Maïmouna, de renoncer à ce mariage. « Adieu, ma chère Maïmouna », disait la lettre pour terminer (p.247).

Cette lettre n’apporte qu’amertume et désillusion à la fille, abandonnée à son infortune. Le renoncement de Doudou Diouf est une trahison aux yeux de celle qui porte leur enfant. Comble de malheur. La désillusion est à la hauteur des espérances de Maïmouna. Cette dernière n’attend plus rien de la vie dont elle est la grande vaincue :

Le monde concret cessa momentanément d’exister pour la pauvre Maïmouna […] Maïmouna était réellement absente. Partie nulle part, mais absente quand même, absente de corps et de pensée, s’il faut que le corps, s’il faut que la pensée demeurent les seuls manifestations de la vie. […] La mère Daro

trouva sa fille avachie, prostrée, noyée dans ses larmes (p.p. 248-245).

L’extrait ci-dessus met à nu les résonances tristes d’une conscience affligée par l’épreuve de l’amour brisé. Maïmouna souffre de blessures psychologiques infligées par un homme auquel elle a tout donné : sa jeunesse, son honneur. La réalité ne trouve plus de justification dès lors que sa vie, pâle et décevante, ressemble à un gouffre, lequel métaphorise dans une certaine mesure le néant. La jeune fille qui s’est représenté l’existence à travers le prisme de la ville et de ses rêves a maintenant conscience qu’elle « n’a pas su dominer la vie, lui faire donner ce qu’elle avait promis » (p. 248).

Toutes ses illusuons s’envolent en éclats au contact du réel. Le motif de la déchirure est tel que, par moment, l’univers du roman d’Abdoulaye Sadji apparaît comme un monde de l’impossible plénitude vitale. Le sujet percevant saisit en effet la vie par ce qu’elle a de déprimant. D’ailleurs, Maupassant, dont le personnage de Jeanne est une créature et un double littéraire de Maïmouna, définit l’existence comme

Empoignate, sinistre, empestée d’infamies, tramée d’égoïsme […], sans joies durables, et aboutissant à cette condamnation de tous nos espoirs que nous nous efforçons […] de ne pas croire sans appel 7

Oscillation entre l’aspiration à vivre et l’inaptitude à donner corps à ses rêves, à les ancrer dans la réalité, la désillusion atteste que Maïmouna a vécu dans des croyances et des sentiments faux. Elle reflète la situation de l’homme déçu par les réalités de l’existence, conscient que l’idéal n’est pas de ce monde. Désenchanté, cet « être de papier » vit un drame intérieur qui en fait une introvertie s’apitoyant sur son sort. Fragilisé par le donné traumatisant, son être physique et psychique va sombrer dans la déliquescence.

II- LA DELIQUESCENCE DU PERSONNAGE

Elle désigne l’affaiblissement, la déchéance que subit un être humain. Elle l’inscrit dans un processus de décrépitude et suppose par conséquent une métamorphose, complète ou partielle. Sous l’effet de la déliquescence assimilable au glas qui sonne pour le personnage, celui-ci perd de son éclat et de sa vitalité. Parti de la plénitude de ses facultés physiques et mentales, il se défait au point parfois de n’être plus que l’ombre de lui-même.

1- La déliquescence physique

Elle ressortit à l’aspect général du corps, lequel se dépouille de sa forme première. Ainsi, ses facultés physiques diminuées, le personnage se présente sous d’autres traits qui matérialisent sa flétrissure. L’épidémie de variole a réduit Maïmouna à l’état de loque humaine. Cette maladie a eu les frustrations du personnage pour allié, au point d’entamer la destruction de son être :

Quelle misère que son visage criblé, traversé d’un côté par une longue cicatrice noire qui partait d’une des commissures des lèvres, l’un des yeux clos, le front couvert de dartres à la naissance des cheveux ! Son cou décharné était cerclé de chaires noires. Tout cela rehaussé par une maigreur générale extrême. La beauté de son corps était partie dans les feux de la fièvre (p.242).

La prosopographie du personnage, exprimée au moyen des caractérisants dépréciatifs, traduit l’ampleur du poids de la dégénérescence sous lequel l’héroïne sadjienne ploie et qui lui communique un sentiment de ruine. Jadis pleine de vie, elle ne pétille plus de vie. Telle que décrite, c’est-à-dire décharnée, la fille donne l’image d’un véritable spectre. Son aspect morphologique semble exhaler les effluves de la mort.

Sa beauté d’antan qui ferait pâlir Vénus de jalousie a été complètement altérée. L’ancienne Etoile de Dakar, titre que lui avait valu son physique de déesse, a perdu de sa grâce :

Maïmouna se regarda dans la grande glace apportée de Dakar, puis elle considéra une de ses photos agrandies, fixées en haut du mur de roseaux.[…] Rien de plus improbable que la ressemblance de cette image idéalisée avec la Maïmouna d’autrefois (p. 242).

Belle et célébrée autrefois par tout Dakar, Maïmouna est, pour paraphraser La Martine, semblable à une déesse dechue qui se souviendra longtemps des cieux. A la décripitude physique dont Maïmouna est la proie, vient se greffer la déliquescence mentale.

2- La déliquescence mentale

Cette déliquescence, caractérisque du déséquilibre de l’être de Maimouna, entraîne automatiquement une modification de sa relation avec le réel. L’effrondrement de son psychisme se matérialise dans l’œuvre par le délire. La personnalité de Maïmouna se trouve dénaturée dans sa manière d’être et dans sa relation au monde. Ainsi présentée, cette pertubatonn psychique dont est victime le personnage peut être appréhendée comme un égarement de l’esprit.

Elle nageait dans un bain chaud et froid quelque part entre ciel et terre. Elle éprouvait comme une dissolution progressive de son être. Une sensation de légèreté et de néant transformait parfois son extrême souffrance en une sorte de béatitude à laquelle son corps ne participait pas : vertige, doux vertige où naissaient des mondes nouveaux, de grands espaces sans horizons…

Elle retrouvait Doudou, son Doudou chéri au milieu de ces jardins, au mileu de ces délices, au milieu de ces personnages qui tombaient en chutes lentes et suaves (p. 236).

Cette organisation pathologique de Maïmouna, sous-tendue par la production d’ idées délirantes, révèle que le personnage est sorti du réel sans toutefois savoir qu’il en est sorti. Ce qu’il ressent, il l’éprouve comme vécu. La délirante offre donc une personnalité inaccessible. Elle fait penser ici à Jeanne qui, désespérée par les réalités conjugales contraires à ce qu’elle avait rêvé, traverse une crise de délire après une tentative de suicide. Cet accès de délire est une pathologie relationnelle et une telle métamorphose montre un personnage dont le système de valeurs s’est gauchi. Elle le rend surtout humainement étranger, tout comme l’amnésie dont elle est frappée. Cette espèce de léthargie, de sommeil de ses facultés mentales est symptomatique du rétrécissement de la vie phychique de Maïmouna. Elle est le miroir d’un profond traumatisme :

Leur séjour au lazaret dura soixante-cinq jours […] Maïmouna garda le lit encore un mois. Elle n’avait aucun souvenir précis du lazaret (p.p. 240-241).

En dernière analyse, le triptyque illusion-désillusion-déliquescence apparaît comme une sorte de double métaphorique de l’itinéraire en trois temps suivi par le personnage éponyme du roman qui fonde ici nos analyses. Ce parcours narratif a permis de mettre en parallèle la ville et le village. D’un autre côté, il révèle que, dans l’œuvre du Sénégalais Abdoulaye Sadji, les rêves du personnage, miroir de son inconscient, sont parfois effleurés mais jamais ils ne sont accomplis et savourés pleinement. L’univers relationnel parfois conflictuel des personnages explique entre autres cet état de fait. Maïmouna apparaît alors comme un rendez-vous de rêves et d’espoirs déçus. C’est l’univers de la déchirure et de l’impossible plénitude. L’illusion, la désilusion et la déliquescence soulignent pour ainsi dire la vanité des désirs de l’homme qui aimerait éterniser des moments de bonheur. Elles sont la traduction d’un insatiable appétit d’idéal qui demeure une quête permanente vers laquelle il tend. Tout bien considéré, le roman d’Abdoulaye Sadji offre une image saississante de la condition humaine précaire et en l’occurrence de ce monde « paraît-il désespéré et désespérant, parce qu’il n’offre plus qu’une alternative illusoire, d’une misère à l’autre. »8

Notes :

1- Philippe Hamon, Le Personnel du roman. Le système des personnages dans les Rougon-Macquart d’Emile Zola, Genève, Librairie Droz, 1983, p. 240.

2- Henri Mitterand, Le Discours du roman, Paris, P. U. F., 1980, p. 94.

3- Eléonore Roy-Reverzy, Le Roman au XIXe siècle, Paris SEDES, 1988, p.12.

4- Jean-Jacques Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire, Paris, Librairie Générale Française, 1972, p.137.

5- Andrea Cali, « Du Drame individuel à la tragédie collective : une lecture de perpétue ou l’habitude du malheur » in Interculturels Francophonie, n° 13, Juin-Juillet 2008, p.94.

6- « Triste retour d’exode » in Wife, le Magazine de la femme Camerounaise, n° 45, Août 1984,p.52.

7- Marie-Claire Bancquart, Maupassant conteur fantastique, Paris, Minard, Archives des Lettres Modernes, 1976, p.17.

8- Florence Paravy, « Ville et village : un thème majeur du roman africain » in Sépia, Revue culturelle et pédagogique francophone, n° 24, 1997, p.26.

BIBLIOGRAPHIE

1- Bancquart, Marie-Claire, Maupassant conteur fantastique, Paris, Minard, Archives des Lettres Modernes, 1976.

2- Cali, Andrea, (sous la direction de), Interculturels Francophonie, n° 13, Juin-Juillet 2008.

3- Hamon, Philippe, Le Personnel du roman. Le système des personnages dans les Rougon-Macquart d’Emile Zola, Genève, Librairie Droz, 1983.

4- Mitterand, Henri, Le Discours du roman, Paris, P. U. F., 1980.

5- Paravy, Florence, « Ville et village : un thème majeur du roman africain » in Sépia, Revue culturelle et pédagogique francophone, n° 24, 1997.

6- Rousseau, Jean-Jacques, Les Rêveries du promeneur solitaire, Paris, Librairie Générale Française, 1972.

7- Roy-Revery, Eléonore, Le Roman au XIXe siècle, Paris SEDES, 1988.

8- Sadji, Abdoulaye, Maïmouna, Paris, Présence Africaine, 1958.

9- Wife, le Magazine de la femme Camerounaise, n° 45, Août 1984.

Marcel Nouago Njeukam

(publié dans la revue Intercultrel Francophonies juin-juillet 2009)