
« Les morts épousent verbe de Dieu
où tout silence est message de vérité
que seul voit l’œil d’un cœur éveillé par l’Amour » p.14
Adieu! Disons-nous aux morts. Un adieu est toujours amer. On le fait sans le vouloir. Ça devient pourtant une nécessité ici lorsque le nom se joint à un l’adjectif numéral, le tout en évidence: TROIS FOIS, J’AI MANQUE DE DIRE ADIEU AU POEME. Titre qui suscite, sans hésiter, le pourquoi. Mais arrêtons-nous au chiffre trois avant de se lancer dans une quelconque tentative de définition. Mieux, ça constituerait une sorte de sirène tout juste, à ces poètes aux regards d’aveugle.
Dans son précèdent livre Cantiques Crépusculaires, P.M.SY le préfacier, faisait l’économie en faisant référence aux trois villes qui ont bercé Elaz Ndongo Thioye: Louga, Linguère et Saint Louis et il dira: Si dans Les Rayons et les Ombres « les trois clés ouvrent tout sont: le chiffre, la lettre la note », Elaz, dans Cantiques Crépusculaires, les substitue à trois autres: « le cœur, l’esprit et le rêve ». En tout cas, Trois fois, J’ai manqué de dire adieu au poème est son troisième recueil de poèmes. Trois lieux de rencontres ont porté et nourri ce recueil aussi: Paris, Limoges et Orléans. Trois temps rythment le recueil: Mémoire et Souvenirs, en transit de mots et d’images et Céder à l’appel du poème. Et dédié primo à une tendre épouse, secundo à toutes les belles rencontres et tertio au lecteur.
1ère fois {Mémoires et Souvenirs}
Sans poème point de poète, point de clarté dans le souvenir sans la présence des morts. Lorsque le poète habite la mémoire du poème comme la mort habite ses souvenirs, il se borne dans une vision réelle des choses: Prôner la fidélité au réel, le respect de la tradition[1]. Il s’inscrit dans sa logique, il n’invente rien; c’est le reflet de son moi. La mort a toujours gouverné ses écrits… Ainsi, le poète est celui dont le cœur est éveillé par l’Amour, il s’installe au seuil des morts qui épousent le verbe de Dieu pour livrer leurs souffrances. Et c’est dans l’univers où il a grandi où vécurent les ancêtres qu’il trempe sa plume: Nos morts nous parlent la nuit…p.9. Ici, c’est dans le « loode » de ces « enfants plus âgés que leur âge », « autour du grand bol » que leurs souffles apparaissent. Ces ancêtres qui nous sont chers, qui ont partagé avec nous toutes souffrances, on ne peut jamais les oublier, ou, si on le fait ce n’est que par ignorance et manque de reconnaissance, car, ils sont la jonction des deux mondes. Le poète ne se trahit donc pas. Et, il saisit son lecteur, le plonge au cœur de l’idée en question. En lisant les premiers vers, ce lecteur sentira, sans doute, l’idée d’une réminiscence ou réincarnation de ces vers:
« Ceux qui sont morts ne sont jamais partis :
Ils sont dans l’Ombre qui s’éclaire
Et dans l’ombre qui s’épaissit. [2]»
Oui c’est parce qu’il habite la mémoire du poème. C’est parce que la mort habite ses souvenirs.
Signe de reconnaissance envers les morts, les très proches du poète (Le père et l’ami). Elaz Ndongo Thioye le vit et le prouve. Pour qui se donne la peine de lire ses recueils, le nom de ses défunts revient à chaque fois, prenons le cas de son défunt ami, SAM. Que la terre lui soit légère!
«De là, aux cieux, tu entendras ce bout de bois de Dieu répondre à ton nom.
Dors bien mon cher Sam, je veille sur toi![3]»
«En un soir ou l’ange aveugle, d’un décret divin,
T’arrache la fibre de vie dans un silence absolu…[4]»
Mémoires et souvenirs font aussi rejaillir les chaines, les chaines de l’esclavage. Le poète explore l’univers des ancêtres comme il l’a exploré dans le nid de la mort. Leurs valeurs, leurs combats pour la dignité et contre le déshonneur dans le ciel d’Afrique où peuplent mystères et merveilles et c’est en véritable poésie nègre qu’il le décrit sans manquer de jeter l’opprobre sur les maitres de ces ancêtres de jadis et aux sourds qui refusent de répondre à l’appel des ancêtres. Surdité synonyme de silence, silence qualifié de péché. Donc une prise de parole s’impose. Mais à quoi peut servir la parole dans une langue insignifiante, impure, calamiteuse? Heureusement que les morts sont toujours présents et aptes à nous infliger des corrections, en cas de l’oubli. Conséquence: leurs colères s’abattent sur nous, nous ceinturent tels ces petits fils perdus qui s’étalent dans « le cimetière bleu ». Preuve d’un adieu qui s’impose mais Elaz ne se perd pas. Le poème est son refuge. Il s’ouvre aux hommes, comme une prière pour les morts: « Mon front noir de prière éclaire vos chemins », chemin comme celui que le poète dessine pour embrasser l’humain. Chemin dans lequel les mots sans sève tels que « Etranger » et « Nègre » tirés des tiroirs du langage noir deviennent maigres et laids. Parce qu’émanant de la bouche d’une humanité qu’il faut repenser. Le poète suspend son verbe pour ne point dire adieu au poème, épouse le silence comme pour laisser défiler mots et images.
2ème fois {En transit de mots et d’images}
Image oui, pour se situer au cœur d’une écriture pure qui révèle son identité de poète nègre. Car le seul fil qui conduise le cœur au cœur, la seule flamme qui consume et consomme l’âme.[5]Elaz fait recours alors à l’image et s’adonne à une réflexion philosophique de l’être humain. Il fait le procès de l’humanité après avoir dressé le tableau qui retrace l’être, sa fragilité jusqu’à l’obtention du feu grâce à Prométhée, ce feu, cette lumière qui devrait illuminer, hélas, l’humain s’en est servi pour incinérer. Il rend ainsi le verdict: « Prométhée as-tu vraiment volé le feu pour éclairer la tête, des humains » / « L’humain s’en est servi pour incinérer son humanisme » p.30. L’homme épris de haine de vanité sans amour, égoïste est interpellé par le poète, il lui réclame amour juste un peu, peut importer la prouesse d’être un dieu de la lune du soleil ou de l’étoile mais pour lui, il urge maintenant de descendre sur terre. « Renaitre de ses cendres aussi ivre et marcher dans la foule avec sa foi ». Pour éclairer les cœurs égarés, lui dont le cœur est plein d’amour symbolisé par la fleur (Saint Jean de la Croix fait de la fleur l’image des vertus de l’âme, le bouquet qui les rassemble étant celle de la perfection spirituelle). Mais cette fleur jetée dans un monde vide d’amour, oùson âme respire l’odeur de haine face à cette cruauté humaine qu’il matérialise sous la joute de deux symboles qui s’opposent: l’arbre, symbole de la vie, l’ascension vers le ciel contre la hache symbole de destruction de la colère qui, ne peut rien sans un manche; c’est le manche qui lui procure cette force et ce manche provient de l’arbre qu’elle abat. L’image ne serait plus nette, pour s’adresser à ses semblables que celle du «Baobab », cet arbre qui, à l’image des ancêtres, sève nourricière, nous servait d’ombres, de communion. Cet arbre mythique qui interpelle, sous l’écho du tam-tam.
Mais que ses frères demeurent sourds et gardent le silence. Silence synonyme de manque de reconnaissance contrairement à lui qui habite le poème autant que les morts habitent sa mémoire. D’où le poète sans troisième œil lance un appel encore à ses semblables cette fois il leur demande, au moins, d’avoir un jardin au cœur qui permettrait de laisser fleurir le souffle des ancêtres. Car ce souffle est sa survie, c’est l’opium du poète. Il l’habite comme une musique qui l’interpelle lorsqu’il se trouve même hors sol. Ndongo Thioye n’est pas ce poète qui, loin de son sol, avait l’impression d’être ridicule[6], qui vivait sous les compliments hypocrites[7], sa vision philosophique lui permet de voir le côté dédouble de l’être humain, son caractère mortel, naïf, frivole. Ce qui ne l’empêchera pas d’être « étouffé » par leurs bavardages qui étranglent la raison. Thioye réclame le silence toujours, pas de langage. Sinon, silence qui rime uniquement avec la voix de sa dulcinée, cette âme qui a mis le feu d’amour dans [son] cœur glacé dans Cantiques Crépusculaires pour se sauver. Celle qui détient la prouesse de redorer les souvenirs d’enfance dans la mémoire de notre cher poète, avec les pas de danses des femmes et les perles qui bruissent sous leurs pagnes.
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3ème fois {Céder à l’appel du poème}
Même si ce bruissement est synonyme de lumière dans le cœur du poète. Celui-ci dont le souffle de l’humanité porte l’esprit est en situation parce que confronté à un monde en détresse où l’homme se perd oui « L’humanité souffre et hume gout de soufre au fond de sa gorge goguenard » p. 55. Une souffrance qui ne laisse point le poète indiffèrent sauf que son approche est différente de celle de l’humanité; lui garde sourire et regard mystérieux car son interlocuteur se trouve être le vers. « Le vers est un verre de tendresse//venant soulager l’ennui du poète// c’est dans ses couleurs inodores// qu’une seule goutte étanche la soif » p. 56. Voilà un des moments ou l’envie de céder à l’appel du poème se fait le plus sentir, le désir de dire adieu au poème. En effet, dans cette étape: Céder à l’appel du poème, son moi se confond, se noie dans l’univers poétique. Tantôt il plaide pour la poésie, son souffle, tantôt pour le poète. Après plusieurs détours qualifiés de doutes qui le contraignent à conjuguer son verbe désormais au futur (p. 59, six derniers vers) pour se démarquer de l’univers (comme s’il n’est pas poète ou ne plus habiter la mémoire du poème), Elaz se dévoile enfin « De sombres nuits ont traversé mon esprit portant le fardeau de mes doutes et chaque pas pose est marque de ténèbres » p58. Mais comme disait Boubacar Boris Diop à propos de la réalité dans le roman « La plus belle manière d’attaquer le réel c’est de s’en détacher. » La poésie est sa raison d’être c’est parce qu’elle vit en lui qu’il ne veut pas la voir souffrir. Cette souffrance dont est victime le poème est aussi liée à ses semblables soi-disant poètes qui dénaturent le poème, disloquent sa communion avec l’esthétique. Autant ils désacralisent le poème, autant le poète les rabaisse: «Malheur aux poètes qui n’écrivent qu’avec la plume leur souffle meurt que l’encre ne souille la pudeur du papier.» p67. Prions pour que cet enfant de Linguère ne puisse jamais dire adieu au poème !
Il est poète il sait ce qui veut dire écrire un poème, il est poète ; il croit aux mots. En effet, au plan de la langue, texte littéraire, il est en rapport avec son sens premier du latin textus (tissu). Choisissant ainsi les éléments de son univers avec les interférences linguistiques pour s’inscrire en droite ligne avec la mémoire des ancêtres et son identité de poète nègre car le poète nègre croit au mot, on le voit, autant que le magicien croit à ses recettes, autant que le prestidigitateur peul croit à la souplesse de son corps, autant que l’homme dominé, torturé, humilié, croit à sa misère[8]. Donc architecte du langage Ndongo Thioye sait où placer le mot. Sa construction est loin d’être hasardeuse; il ouvre ses vers avec la mort et clôt son texte par avec des substantifs tels que: cendres, pardon, adieu. La chute de chaque partie est liée à la partie suivante.Makhily Gassama, dans Kuma, Interrogation sur la littérature nègre d’expression française, à la page 25 écrit: « Savoir écrire, c’est en un sens, savoir utiliser judicieusement les mots […] Mot couverts, mot de la fin, mot de l’énigme, mot d’ordre, avoir le mot, avoir le dernier mot, etc.» Son texte aussi est une sorte de palimpseste, il croise, ne serait-ce que par mot ou image d’autres textes, surtout ceux des poètes nègres comme Senghor, Léon-Gontran Damas, Birago Diop…
A travers ce poème-fleuve, il se fait alchimiste du verbe en dotant à chaque mot l’âme qui lui est propre pour dire oui à Hugo car le mot, qu’on le sache, est un être vivant […] les mots sont les passants mystérieux de l’âme[9]. Les assonances croisent les allitérations pour donner une idée précise au silence, à la mort. La forme visuelle des mots qui dit oui à la réalité (comme ces larmes noyées ou qui coulent, à la page 15), le souffle tant évoqué ne quitte en aucune seconde le texte aussi bien que le silence qu’il demande ou qu’il s’approprie. Encore se positionne-t-il comme maitre face à ces « poètes » qui dénaturent la poésie après avoir pensé aux lecteurs; il a la particularité, dans ce recueil, d’adopter une démarche pédagogique, qui facilite la compréhension de son texte; il part du général pour arriver au particulier. Ou, après plusieurs vers, une strophe en guise de chute, englobe toute l’idée. Les partitions sont liées, sans oublier la présence des concaténations qui assure la musicalité…
Papis Ann, écrivain poète.
Saint louis, mai 2025.
[1] Daniel Garrot, Léopold Sedar Senghor Critique Littéraire, Les Nouvelles Editions Africaines, p.30.
[2] Birago Diop, Leurres et lueurs, poème Souffles, Editions Présence Africaine, Paris, 1967, p. 64.
[3]Elaz Ndongo Thioye, Douces cacophonies, poème: Je t’écris…, LE LYS BLEU Editions p.24.
[4] Idem, Cantiques Crépusculaires, poème : ELEVATION, p.97
[5] Léopold Sedar Senghor Négritude et Humanisme, p. 145.
[6] Léon-Gontran Damas, Pigments, 1937, Poème Solde.
[7] Ibidem
[8] Makhily Gassama, Kuma, Interrogation sur la littérature nègre de langue francaise, Les Nouvelles Editions Africaine- Dakar-Abidjan. 1978. P. 45.
[9] Les Contemplations, suite, tome9, p.79 et 81