De sa voix suave, mesurée, convaincante, Baye Waly promit monts et merveilles à la foule massée devant lui et qui l’écoutait religieusement. Il fit le serment d’apporter tout son soutien au candidat du parti, le très serein Baba Gallé, afin que celui-ci, une fois au pouvoir puisse réaliser l’ultime promesse de transformer Sunugaal en un eldorado où il ferait bon vivre pour tout le monde. Il s’exprimait tantôt en français tantôt en wolof, car notre leader maîtrise aussi bien la langue des toubabs que la nôtre, et je crois même qu’il parle aussi d’autres langues du pays comme le Joola, le Bambara et le Soninké. De temps en temps il agrémeatait son dis- cours de proverbes savoureux du genre « Ku bëggë aakara niémé kaani » ou par de petites anecdotes désopilantes, des mayé où il montrait tout son sens de l’humour. Nous buvions littéralement ses paroles et chacune des pauses savamment calculées qu’il observait, était accueillie par des exclamations enthousiastes ou des applaudissements nourris que soutenait le roule- ment endiablé des tams-tams. Baye Waly promit donc de faire accélérer la cadence par le futur locataire du palais de la république et de relancer l’économie du pays quelque peu éreintée par la crise mondiale. Il promit de redonner à Ndar, l’ancienne capitale des toubabs, Ndar la belle, Ndar la noble, où lui-même avait fait une partie de ses humanités et, surtout, où il avait rencontré l’étoile de sa vie, il promit donc de redonner à Ndar son aura et son prestige d’antan. Il promit aussi de faire résorber le chômage des jeunes par la création d’emploi bien rémunérés, il promit d’aider les pécheurs confrontés à d’énormes difficultés, il promit de faire baisser le prix des den- rées de première nécessité ; riz, huile, sucre, thé et autres afin que nos pauvres maris si fatigués parviennent enfin à joindre les deux bouts et arrêtent de tirer le diable par la queue, il promit de faire construire deux nouveaux ponts pour soulager notre cher pont Faidherbe un peu trop surchargé en ce mo- ment, il promit encore de relancer le chemin de fer et de remettre le train sur les rails afin d’aider les pauvres baadoolos comme nous à voyager à moindres frais et dans de bonnes conditions. Il promit enfin de faire construire un hôpital ultra- moderne et un grand centre commercial à Dakar-Bango ( c’est notre amie Aïssata « peul bu rafet » qui va être contente !) et d’ajouter avec son humour habituel « Je demanderai aussi à Baba Gallé une fois qu’il sera élu à la tête du pays de faire construire une usine de produits cosmétiques à Gandiol pour que les belles femmes de Ndar aient la possibilité d’être encore plus belles grâce à des produits de qualité qui ne coûteront pas cher à leurs braves maris ! » Alors là ma chère petite sœur, ce fut la folie ! il fallait voir ça ! Toutes les femmes présentes au meeting se mirent à taper des mains, à faire du taassu, à se trémousser dans tous les sens, à rouler des yeux et des hanches, adressant à leur leader toutes sortes de bénédictions ! « Gloire à toi Baye Waly ; chantaient-elles en chœur, l’homme qui prend soin des femmes va toujours de l’avant ! gloire à toi ! tu es un noble de pur sang et la victoire t’accompagnera toujours ! En avant! Cakanamakanam!» Touché jusqu’au plus profond de lui-même, Baya Waly s’épongea le visage avec un magnifique mouchoir en soie dentelé et respira un grand coup avant de continuer dans sa foulée, cette fois pour évoquer les grandes figures qui ont marqué l’histoire de Ndar. À un moment donné il demanda même à la foule d’observer une minute de silence à la mémoire de ces illustres disparus qui avaient marqué d’un sceau indélébile Ndar et Sunugaal tout entier. Sentant l’importance de ce moment, la foule parvint cette fois à se discipliner et un silence de mort gagna bientôt toute l’étendue de la place Baya Ndar. Ce silence se propagea aux alentours de la place et les voitures, les auto- bus, les mobylettes et autres « tchaks-tchaks » s’étaient spontanément arrêtés de rouler. Le silence était si profond que l’on pouvait entendre les mouches voler et l’on aurait juré que le temps lui-même avait suspendu son vol. C’est alors ma chère sœur, c’est alors qu’au plus fort de cette minute de silence, au moment où la concentration et le recueillement avaient atteint leur point culminant que survint cet incident que j’évoquais plus haut dans ma lettre et qui vint, de la manière la plus brutale, mettre un terme à notre grand meeting de soutien à Baba Gallé. TUYY !…Une terrible détonation, oui, un brutal coup de feu parti d’on ne savait quel endroit de Baya Ndar vint déchirer le si- lence abyssal dans lequel baignaient les êtres et les choses depuis déjà quelques minutes… Ce fut alors le signal d’une indescriptible pagaille ! Quelques unes des personnalités assises à la tribune officielle tombèrent à la renverse avec leurs chaises et Baye Waly lui-même, dans un naturel mouvement de protection, s’accroupit prestement et se recouvrit de son grand boubou immaculé. Une effroyable bousculade s’ensuivit au cours de laquelle hommes, femmes, enfants, vieillards, prirent la fuite en poussant des cris de bête et des hurlements de ter- reur hystériques. En une fraction de seconde Baya Ndar se vida de la foule immense qui l’avait prise d’assaut dès les premières heures de l’après-midi. La pa- nique avait aussi gagné la tribune officielle où la plupart des invités prirent la fuite en sautant de l’estrade comme des parachutistes pour atterrir sur le béton rugueux et mal équarri de Baya Ndar. Certains d’entre s’occasionnèrent ainsi de sérieuses blessures ou même des fractures ouvertes. Petite sœur, au cœur de cette débandade j’ai vu de mes propres yeux Birima le cul-de-jatte filer comme une flèche en s’appuyant sur ses vigoureux avant-bras. On aurait dit un champion de régates en train de pagayer tellement il était rapide ! Eh oui ! Quand notre vie est en danger on est capable des prouesses les plus extraordinaires ! Quant à madame Baye Waly, la pauvre, elle s’était évanouie et gisait sans connaissance sur les planches de la tribune officielle. Sa fabuleuse parure de bijoux rares et de pierres précieuses s’était répandue tout au- tour d’elle et brillait de mille feux. Se rapprochant d’elle, son mari essayait de la ranimer en lui faisant de l’air à l’aide son grand boubou. Au milieu de ce tumulte affolant, seuls les gardes du corps de notre leader, aguerris et toujours prêts à faire face avaient gardé leur sang-froid. Ces guerriers sans peur s’étaient déployés autour de Baye Waly et de sa femme, formant un invincible mur de protection. Par miracle, mais sans doute aussi grâce à la baraka de notre leader, l’on ne déplora aucune vic- time de cet indescriptible sauve-qui-peut qui avait suivi la mystérieuse détonation dont on ne connaissait toujours pas l’origine.