S’il y a une compréhension univoque de la principale leçon apprise de l’élection présidentielle du 24 mars 2024, c’est l’adhésion des populations à la rupture exprimée par urnes au profit notamment du candidat de la coalition Bassirou Diomaye Président. Cela n’occulte en rien la volonté de rupture portée aussi par les autres candidats malheureux. C’est pourquoi au-delà des différences d’approche et d’articulation programmes, les programmes se retrouvent sur l‘impératif de (i) mettre un terme à la mal gouvernance, (ii) d’améliorer qualitativement les conditions de vie des populations, (iv) promouvoir le patriotisme économique, et (iv) la refondation des institutions pour réduire en particulier l’hyper présidentialisme. Ces quatre points majeurs sont bien illustrés à travers les priorités déclinées dans le premier discours du tout nouveau Président de la république (PR), Son Excellence Monsieur Bassirou Diomaye Diakhar FAYE à qui nous souhaitons une grande réussite.

Pour amorcer les nécessaires ruptures promises et attendues, le PR a indiqué des orientations et annoncé des mesures porteuses d’espoir et d’espérance. En un quart de siècle, le Sénégal se projette dans un imaginaire social nouveau mais apparemment en voulant rester dans la même auberge (l’Etat actuel). L’impératif c’est justement d’inverser la trajectoire des réformes des alternances depuis 2000 en vue d’opérer une véritable Alternative. Il est vrai qu’il faudra questionner nos institutions mais la contradiction principale est de s’entendre sur des mécanismes opératoires de leur animation démocratique.

Sous ce rapport, les orientations actuelles ne semblent pas remettre fondamentalement le caractère centralisateur de l’Etat actuel, hérité de la colonisation. Il importe de rappeler que c’est cet Etat sous des rapports essentiels, qui est à la fois la source principale et le vecteur dynamique des problèmes structurels qui freinent la marche du pays vers « le futurible souhaité » (Souleymane Bachir Diagne). Même les pertinentes conclusions des Assises nationales (favorables à un régime de type parlementaire) qui semblent constituer actuellement le bréviaire des réformes institutionnelles auxquelles beaucoup de candidats ont apposé leurs signatures, ne semblent pas sortir de cette auberge des réformes.

Pourtant c’est justement le caractère jacobin de l’Etat à travers son fonctionnement de haut en bas (top down) qui n’est plus en mesure de répondre correctement aux fortes aspirations des citoyens. Ce type d’Etat, fortement théorisé et chanté par le souci de bâtir une Nation une et indivisible, a malheureusement privilégié l’uniformisation à partir du sommet tout en reléguant au second plan la diversité ethnoculturelle. Cette situation a engendré la concentration du pouvoir et de l’économie dans la capitale avec comme corollaires la marginalisation des régions périphériques. Il en découle entre autres, ( i) la négligence de l’expression de nos diversités, (ii) le processus de l’iniquité territoriale à partir de la spoliation foncière au grand dam des paysans obligés d’attendre tout de l’Etat, de la faible implication des populations dans le choix des politiques publiques, (iii) l’impossibilité d’impulser un développement économique local durable par les acteurs locaux, (iv), et la distanciation progressive des relations entre les

populations et les différents pouvoirs : exécutif, législatif et local à cause du parachutage de ceux ou de celles qui les incarnent.

C’est l’Etat jacobin qui explique l’inefficacité du système éducatif à répondre aux besoins réels des populations car ayant pour mission et fonction naturelles de perpétuer le modèle économique, politique et social pour lequel il est créé.

En somme l’Etat, actuel de par son fonctionnement et ses méthodes est devenu un corps étroit pour la société dont les citoyens ne veulent plus être de simples rouages de fonctionnement d’un système originellement tourné vers la compétition, la consommation, l’exclusion au détriment d’une vision globale orientée vers l’harmonie de l’humain dans son écosystème par la complémentarité, la responsabilité et l’inclusion. Les différents régimes qui se sont succédé au pouvoir ne sont pas parvenus à sortir du corps étroit de ce jacobinisme étatique qui limite tout impact durable et à large échelle des politiques publiques. C’est le cas du dernier régime qui a pourtant consenti des efforts immenses dans tous les secteurs de la vie nationale.

Les causes donnant les mêmes effets, il importe de changer de cap : l’urgence est de refonder l’Etat en créant les conditions de l’émergence de la seconde république du Sénégal, comme la véritable alternative qui correspond le mieux aux aspirations des populations mais aussi aux défis actuels du Sénégal.

Sous ce rapport, une réflexion nationale mérite d’être engagée pour faire des collectivités territoriales le cadre d’animation de la vie nationale. Il existe au moins dix bonnes raisons de faire de la décentralisation la base de la refondation de l’Etat pour l’émergence d’une nouvelle république :

  1. (i)  La décentralisation qui a débuté en date de 1972 est à sa troisième phase. Cette riche expérience de plus de cinquante ans doit être capitalisée pour répertorier les bonnes pratiques dans le domaine institutionnel, organisationnel, et de l’animation des territoires. Il importe de questionner notamment : les centres d’expansion rurale polyvalents (CERP), la gestion des compétences transférées, les Agences régionales de développement (ARD), les associations de maires et des élus, les Conseils de ministres décentralisés, le Haut conseil des collectivités territoriales (HCCT), l’impact de la Responsabilité sociétale de l’entreprise (RSE), les dynamiques de développement local internes et externes avec la coopération décentralisée, l’intervention des ONG et des associations de développement, le contrôle citoyen local, etc.
  2. (ii)  Les collectivités territoriales dans leur majorité ont une bonne expérience de la coopération décentralisée qui leur a permis de réaliser plusieurs projets de développement, d’être réseautées en particulier à divers mécanismes du système financier international, et de renforcer dans des proportions variables leurs capacités institutionnelles notamment dans la maîtrise d’ouvrage.
  3. (iii)  Les 17 objectifs du développement durable (ODD) définis par l’ONU constituent aujourd’hui le principal référentiel de la définition et de l’évaluation des politiques de développement. A ce titre, il est aussi important de rappeler que les collectivités territoriales ont joué un rôle majeur en 2015 dans l’identification des ODD et ont même été à la base de l’ODD11 Villes et communautés durables. Mieux, sur les 169 cibles des 17 ODD, 86 (51%) sont directement ou indirectement liées au travail quotidien des autorités territoriales.
  1. (iv)  La décentralisation fait partie des rares instruments institutionnels qui ne sont pas remis en cause par la classe politique. Mieux, c’est le volet qui a fait l’objet de plus de propositions pertinentes pour faire des collectivités territoriales de véritables cadres de développement. Parmi celles-ci: la restructuration proposée dans une approche arrondissement, le transfert des missions de développement des autorités administratives aux autorités territoriales, la création d’instruments économiques et financiers à l’échelle des territoires. En somme, il y a un large consensus sur l’impératif de territorialiser efficacement et durablement les politiques publiques tout en renforçant l’équité territoriale.
  2. (v)  Les collectivités territoriales restent les véritables points d’ancrage et les ressorts de l’unité nationale, la cohésion sociale et la stabilité du pays résumées par commodité de langage dans l’expression « réconciliation nationale ».
  3. (vi)  Les collectivités territoriales sont aussi les véritables lieux de l’enracinement, de l’expression de la diversité culturelle, les temples de notre patrimoine historique et culturel, le siège d’un ensemble d’acteurs adossés à la même mémoire collective qui partagent au quotidien la pluralité du commun vouloir de vie commune senghorien relooké par la notion du Vivre ensemble.
  4. (vii)  Les collectivités territoriales renferment l’essentiel des ressources exploitées et exploitables du pays mais sont aussi le point de départ de l’exode rural, de l’émigration irrégulière ; ils traduisent ainsi à suffisance l’inadéquation éducation/formation et développement local. Ces territoires sont les véritables baromètres et thermomètres de la situation du pays.
  5. (viii)  Les grandes problématiques du Sénégal (et de l’Afrique en général) comme la démographie, le triptyque Education/Formation/Emploi, Urbanisation, auxquelles s’ajoutent les grands défis du monde: la paix, la sécurité, l’environnement (changements climatiques, détérioration des écosystèmes, etc.), trouvent leurs expressions concrètes dans les territoires.
  6. (ix)  Les collectivités territoriales sont le socle de l’unité nationale et de la cohésion sociale
  7. (x)  Les territoires sont les fondements solides de la géopolitique et de la géostratégie du pays et surtout le principal levier à partir duquel se construit durablement la Souveraineté nationale dans la liberté, la dignité et l’inclusion.

Pour toutes ces raisons non exhaustives, les collectivités territoriales constituent une entrée sûre parce que maîtrisable grâce à des expériences éprouvées et diverses. Elles doivent être les véritables réceptacles des principales mesures à prendre. A cet effet, il faudra remembrer les collectivités territoriales en les restructurant et en les dotant suffisamment de pouvoirs et de moyens. C’est la condition sine qua non d’en faire des lieux par excellence de l’impulsion et de la promotion du développement économique local et d’une véritable « démocratie substantive garante de l’accès inconditionnel aux moyens d’existence » (Achille Mbembé).

Pour la viabilité des collectivités territoriales, il est nécessaire de faire correspondre les communes aux arrondissements actuels, maintenir les 46 départements et ramener les régions administratives qui seront aussi des collectivités territoriales à sept ou huit avec des dénominations qui réconcilient les populations avec leur histoire et leur géographie. Pourquoi pas (i) la région Atlantique, (ii) la région de la Basse Casamance, (iii) la région du Bassin arachidier, (iv) la région du Delta, (iv) la région du Ferlo, (v) la région du Fleuve (Bakel à Podor), (vi) la région du Fuladu – Pakao), (vii) la région du Sénégal oriental ?

En effet, ce sont des collectivités territoriales viables qui peuvent donner du sens aux fortes options relatives à l’autosuffisance alimentaire, le consommer local parce que constituant un levier stratégique pour mettre en valeur les ressources et le capital humain du milieu en vue de véritables transformations sociales de qualité des terroirs.

Avec des collectivités territoriales viables, les problématiques liées aux besoins sociaux de base notamment la qualité du cadre de vie (Eau-Hygiène-Assainissement), à l’environnement, changements climatiques, l’éducation, la santé, l’emploi, l’équité de genre, la transparence, l’inclusion sociale, le contrôle citoyen, trouveront des solutions pertinentes et durables avec moins de difficultés.

Avec des collectivités territoriales viables l’impératif d’une fonction publique locale aura du sens.

Avec des territoires viables, la définition des politiques nationales se fera par une approche ascendante (bottom up) qui permettra à l’Etat à son niveau central en plus de ses missions régaliennes, (i) de se repositionner plus efficacement comme opérateur économique, pivot d’un Partenariat public privé (PPP), et (ii) de coordonner, réguler, arbitrer et prospecter convenablement les politiques publiques mises en œuvre au niveau local.

L’enjeu majeur de l’approche du développement par des collectivités territoriales viables est de remettre l’humain au cœur du développement en le réconciliant avec son écosystème. C’est dans cette dynamique qu’il sera possible de restaurer l’habitabilité des territoires surtout périphériques et aussi le nécessaire équilibre des relations complexes à toutes les échelles pour anticiper sur l’irréversibilité des grands défis. Cette approche aura l’avantage d’avoir une lecture spécifiée des priorités à partir de leurs manifestations locales.

Dans cette optique, le système éducatif doit être le moteur de ce changement majeur de paradigme fonctionnel de l’Etat. Il doit être impulsé à partir des collectivités territoriales viables seules capables de matérialiser la cohérence entre offre éducative et besoins fondamentaux d’éducation et de formation au niveau local. C’est par le truchement de ces territoires que l’introduction des langues nationales, la valorisation de l’enseignement religieux et la restauration des valeurs, peuvent se faire avec moins de problématiques à gérer. Cette offre éducative locale est forcément chevillée aux défis nationaux et mondiaux.

Dès lors, les finalités du nouveau système éducatif doivent bien intégrer particulièrement (i) l’éducation à la complexité qui doit permettre aux jeunes sénégalais de comprendre la réalité comme système d’interdépendances et de savoir opérer des choix responsables à partir d’une vison systémique du Savoir qui est actuellement cloisonné dans des disciplines ; (ii) l’éducation au vivre ensemble articulée aux idéaux de la paix, de la solidarité inter et intra générationnelle, du respect et de la protection du patrimoine public.

C’est donc dans ces collectivités territoriales viables qu’il est possible de former des citoyens conscients des enjeux du développement de leurs localités et de leurs responsabilités à participer activement à la recherche des véritables solutions aux défis à toutes les échelles : locale, régionale, nationale, continentale et mondiale.

Cette option induit un important transfert de pouvoirs aux territoires qui signifie également le renforcement de la décentralisation et de la déconcentration de l’Etat. Cela implique (i) la reconfiguration des pouvoirs exécutif et législatif dans la perspective de la baisse drastique du

nombre de ministres et de députés, et (ii) la définition de nouveaux mécanismes de l’animation politique de l’espace public.

L’entrée par les collectivités territoriales permet de créer les conditions de l’alternative dont le pays a besoin. C’est évident qu’il y aura des réticences et de vives oppositions à cette option. Comme le dit l’adage, tout ce qui est nouveau dérange mais le sens de la vie aussi c’est de changer et la volonté exprimée le 24 mars 2024 recommande de ne plus se complaire dans des réformes aux effets peu durables. Il est donc urgent d’engager une large réflexion autour de cette question pour l’avènement d’une nouvelle république qui va permettre aux sénégalaises et sénégalais de vivre unis dans la diversité et divers dans leur unité.

Cette seconde république que son Excellence Bassirou Diomaye FAYE veut souveraine, juste et prospère pourrait bien reprendre le slogan du Parti africain de l’indépendance (PAI) qui est un patrimoine national et africain : Mom sa rew, defar sa rew, bokk sa rew. Il peut se traduire par Souveraineté nationale dans la liberté, Construction citoyenne dans la dignité, Inclusion dans la solidarité nationale et internationale.

Alassane Allou MBENGUE
Inspecteur de l’enseignement moyen et secondaire à la retraite
Coach en Gouvernance locale et en Education au développement durable Mbour quartier Médine extension Lot 1436