ENTRETIEN. Le romancier sénégalais fait son grand retour avec son nouveau roman « Un tombeau pour Kinne Gaajo », qu’il présente au Salon africain du livre de Genève.
Propos recueillis par Viviane Forson et Valérie Marin La Meslée
un portrait de femme inoubliable pour cette journée des droits de la femme, voilà le cadeau que nous fait Boubacar Boris Diop, avec ce nouveau roman Un tombeau pour Kinne Gaajo, qui marque le grand retour en librairie de l’immense écrivain sénégalais (récompensé en 2022 par le prix international de littérature Neustadt après Garcia Marquez, Octavio Paz ou encore Francis Ponge), connu aussi pour son livre rwandais Murambi, le livre des ossements, ses essais engagés, mais aussi pour son combat pour sa langue maternelle, le wolof. Il tente l’aventure avec un premier roman, Doomi Golo, qu’il traduira lui-même en français Les Petits de la guenon (Philippe Rey, 2009), et la renouvelle en auto-traduisant ce livre, lui aussi écrit en wolof et qui bruisse des voix sénégalaises. Il raconte le destin sulfureux d’une poétesse, qui est une des victimes d’une catastrophe majeure au Sénégal : le naufrage du Joola. Et c’est son amie d’enfance, devenue journaliste radio célèbre, qui, dépositaire des archives de l’écrivaine, va transcrire (on verra comment) sa vie… Invité au Salon africain du livre de Genève, Boubacar Boris Diop a répondu à nos questions. Entretien.
Le Point : Votre nouveau roman, qui marque votre retour en librairie française avec une fiction, est directement inspiré du naufrage du Joola, le 26 septembre 2002. Pourquoi ce choix et à quel moment le romancier a-t-il intériorisé cette tragédie pour en faire une fiction ?
Boubacar Boris Diop : J’ai senti dès les premières semaines que j’écrirais un livre sur ce naufrage où avait péri un jeune étudiant vivant chez moi. Je lui avais consacré des articles, mais il me fallait creuser plus profond, mettre en évidence ce que la catastrophe de septembre 2002 dit sur la société sénégalaise.
Autour du fait lui-même, vous avez fait naître un personnage absolument inoubliable, dont vous faites une des victimes du naufrage, une poétesse et prostituée nommée Kinne Gaajo. Comment est-elle apparue à votre imagination ? Pourquoi une naufragée écrivaine ?
J’ai eu au même moment envie de raconter deux histoires, une tragédie collective et la destinée singulière de Kinne Gaajo. Les deux récits ont cheminé en parallèle un certain temps et sont même parfois entrés en compétition avant de se fondre finalement dans un seul et même roman.
Doit-on reconnaître une figure de la littérature sénégalaise dans ce personnage… ? On songe au roman prix Goncourt de Mbougar Sarr, traversé par une écrivaine d’une grande liberté. Dans quelle mesure les femmes de lettres de votre pays sont-elles des sources d’inspiration ?
Je comprends la tentation de chercher pour ainsi dire un personnage de fiction parmi les personnes réelles, nos écrivaines en l’occurrence, c’est un jeu de pistes vieux comme la littérature, mais je n’ai pas écrit un roman à clés. Je n’aime d’ailleurs pas ce procédé, j’ai plus tendance à brouiller les repères qu’à faire des clins d’œil aux initiés, à mon avis, ça ne va pas bien loin. J’ai travaillé pendant quatre ans sur la version originale en wolof de ce livre avant sa parution en 2017 et je peux dire de Kinne Gaajo que c’est un personnage composite. Il m’a été inspiré par plusieurs artistes et intellectuelles que j’ai connues, avec qui j’ai eu des relations humaines privilégiées. Toutes sont mortes très jeunes à force de brûler la vie par les deux bouts et, bien souvent, en passant devant certains endroits de Dakar, je sens leur présence silencieuse. Elles m’habitent encore, d’une certaine façon.
Kinne Gaajo écrit en wolof. Vous aussi. Vous racontez sa « naissance » au wolof en prison. Comment cela s’est-il passé pour vous ?
J’ai mis du temps à envisager d’écrire en wolof. Je doutais de mes capacités et j’étais victime des idées reçues sur le sujet, l’absence de lectorat, la profusion des langues dans chaque pays africain et tant d’autres fausses évidences. J’ai cependant toujours ressenti un certain malaise avec une langue qui m’est au fond si étrangère. Cela m’a rendu de plus en plus sensible aux thèses du Sénégalais Cheikh Anta Diop et du Kenyan Ngugi wa Thiong’o, qui ont essayé de démontrer de livre en livre qu’aucune littérature digne de ce nom ne peut être dans une langue d’emprunt et que le problème est encore plus sérieux quand il s’agit de celle de l’ancien colonisateur. Le passage à l’acte, lui, est venu du Rwanda et, dès mon premier roman en wolof, je me suis rendu compte que c’est par là que j’aurais dû commencer. Peut-être bien l’essentiel. Le silence entre les mots n’est sans doute jamais le même d’une langue à l’autre et il y a aussi la musique des mots, toutes ces vibrations que j’entends avec une singulière netteté en wolof.
Dans ce livre, vous dressez un portrait de la presse sénégalaise, des médias en général. Comment percevez-vous leur traitement de la situation intérieure ainsi que des relations du Sénégal avec ses différents partenaires et notamment de la France ? Quel modèle de presse auriez-vous en tête ?
Je suis journaliste de formation, j’ai d’ailleurs appris ce métier dans la même institution que la narratrice Njéeme Pay et j’ai aussi été pendant quelque temps le directeur de publication d’un quotidien indépendant dakarois. Notre plus grand défaut, nous autres journalistes sénégalais, c’est le nombrilisme, nous sommes trop focalisés sur notre politique intérieure. Ce n’est pas bien d’ignorer ce qui se passe dans le monde ou même dans le reste du continent africain. On peut invoquer l’absence de moyens, mais cela ne peut pas justifier que sur tous les événements internationaux on se contente de reprendre telles quelles les dépêches de Reuters ou de l’AFP.
À travers les personnages de journalistes, ou de jeunes gens comme le frère de Kinne, qui fait carrière en politique, les critiques ne manquent pas sur les dirigeants du pays, or l’actualité a tout pour ajouter de l’eau à votre moulin : quelles sont les porosités entre l’essayiste engagé que vous êtes et le romancier ?
J’ai en effet pris beaucoup de plaisir à me moquer de nos hommes politiques et je dois dire que j’étais encore plus méchant avec eux dans mon premier roman en wolof, Doomi golo. C’est que quand on écrit dans sa langue maternelle, on cède facilement à la tentation du pilonnage à cause d’une complicité particulièrement forte avec le lecteur, qui se traduit par des clins d’œil malicieux et un langage codé. Cela dit, je suis bien conscient du danger d’écrire des romans à thèse quand on se veut un auteur engagé. J’essaie de mettre une cloison aussi étanche que possible entre le monde des idées, clair et ordonné, et celui de la fiction, qui peut être le royaume des ténèbres et de la folie.
Ce livre est aussi celui d’une collectivité, voire d’un continent, puisque vous revenez, à travers les curiosités de votre héroïne, sur le destin de Siidiya-Lewoŋ Jóob, l’histoire du Waalo, la colonisation : on vous entend pousser un appel à chercher et ouvrir les archives de l’histoire sénégalaise notamment. Est-ce que les choses bougent de ce côté-là ?
Oui et pas vraiment oui. Chez nous, ce sont des milliers de noms de rues et de places publiques qu’il faudrait changer. La tâche est donc colossale, mais grâce à la campagne menée il y a deux ou trois ans depuis le Sénégal et la France et sur les réseaux sociaux, on note de petites avancées. À Saint-Louis, la statue de Faidherbe a été discrètement rangée dans un hangar. À Dakar, l’avenue Faidherbe a été débaptisée mais porte à présent le nom du président Macky Sall. Défense de rire. Pour Siidiya-Lewoŋ Jóob, cette figure historique majeure, tout reste à faire. C’est pour cela que je lui ai accordé une si grande place dans Un tombeau pour Kinne Gaajo.
Les femmes ont un rôle capital dans ce livre, en cette journée du 8 mars, comment le Talaatay Ndeer, considéré comme un acte de résistance suprême des femmes de Ndeer, la capitale du Waalo, résonne-t-il en vous ?
Talaatay Ndeer, qui signifie littéralement « le mardi de Ndeer », est une histoire exemplaire en ce sens que c’est une femme du peuple, Mbarka Ja, très rarement nommée, qui a pris les choses en main au moment le plus critique. Elle a dirigé la bataille contre les Maures Trarza et organisé dans les moindres détails l’immolation collective des femmes de Ndeer. C’est aussi elle qui a fait s’évader la petite Sadani Caam en lui confiant en des termes très émouvants la mission de raconter au royaume le sacrifice de celles qui avaient préféré la mort à l’esclavage.
À peine publiez-vous ce roman qu’on en annonce un autre dans le contexte du Nigeria que vous connaissez bien pour y avoir enseigné. Pouvez-vous en dire quelques mots ?
Je me suis rendu compte après avoir fini ce roman « nigérian » qu’il fait écho à celui sur le Rwanda. C’est intéressant, un auteur sénégalais dont l’œuvre déborde son propre pays. On peut parler ici de panafricanisme littéraire, mais pour être franc, ce n’était pas mon projet, ce sont des expériences de vie qui ont engendré ces deux livres. Pour le second, non encore traduit, l’un des protagonistes est du Nigeria et son alter ego est Sénégalais. Tous deux sont des paysans et c’est mon premier roman qui se déroule si loin de la ville et en dehors des milieux intellectuels.
On ne peut pas penser à votre œuvre sans avoir en mémoire « Murambi, le livre des ossements », un des romans les plus puissants à dire le génocide des Tutsis au Rwanda, voici trente ans. Que reste-t-il de ce moment de votre vie, de cette implication du romancier ?
Ce que j’ai surtout appris en travaillant sur le Rwanda, c’est à quel point nous pouvons ignorer, nous autres intellectuels africains, les choses les plus graves qui se passent sur le continent. Il a fallu que moi, journaliste et écrivain, je me rende au Rwanda quatre ans après le génocide pour prendre la mesure de la catastrophe. J’ai alors compris que non seulement on peut écrire un roman sur ce crime absolu, mais aussi que c’est un devoir envers les victimes. La fiction leur évite une deuxième mort en inscrivant leur martyre dans la durée.
Gardez-vous des contacts avec le Rwanda ?
Oui, j’y retourne très souvent et j’y ai peut-être plus d’amis qu’au Sénégal. Le devoir de mémoire doit aller au-delà de la littérature.
Enfin, en plus de votre œuvre personnelle vous avez créé une maison d’édition visant à encourager la création littéraire en wolof. Où en êtes-vous dans cette aventure ? Le livre imprimé en wolof est-il viable au Sénégal alors qu’un peu partout, livres et lectures se perdent au milieu du tout-numérique ?
EJO-Éditions ne se limite pas au wolof, nous sommes ouverts à toutes les langues du Sénégal et d’Afrique. D’ailleurs nous venons de coéditer la version swahilie de Murambi. Préfacée par le grand Ngugi wa Thiong’o, elle va paraître dans deux semaines à Nairobi. Quant à defuwaxu.com, c’est le premier et d’ailleurs à ce jour, le seul journal en ligne et en wolof de l’histoire du Sénégal. Cela dit, le numérique fait partout peser une menace sur le livre imprimé, mais la situation est moins grave dans les pays où Internet est moins envahissant. Très peu de personnes autour de moi lisent sur les tablettes.
Le Point