En six ans de compagnonnage au supplément « Arts et lettres » d’El Watan, Ameziane Ferhani n’a jamais censuré un de mes articles. Même quand on était en désaccord. Avec son immense carrière de journaliste, lui qui a fait partie de la dream team d’Algérie Actualité, il aurait pu envoyer balader le produit de l’école fondamentale que je suis. Mais non. Il était toujours ouvert à la discussion et à l’échange. Jamais de censure donc, sauf une fois. C’était un article sur son premier recueil de nouvelles « Traverses d’Alger » (Chihab, 2015). Il en était touché, avait apprécié l’article et on en avait longuement discuté; mais il ne voulait pas qu’on parle de ses publications dans le supplément qu’il dirigeait. Il ne voulait pas de conflit d’intérêt et c’est tout à son honneur. Je me permets de le partager ici et vous invite à lire les magnifiques nouvelles d’Ameziane Ferhani. Il avait très longuement travaillé pour y distiller la quintessence de sa riche expérience humaine et intellectuelle. Lire ses écrits est l’un des meilleurs hommages à lui rendre.   

Voici donc l’article tel que rédigé en janvier 2016.

—–

TRAVERSES D’ALGER D’AMEZIANE FERHANI
Littérature houmiste

Comment parler aujourd’hui d’Alger? Cette cité riche d’histoires qui se dépersonnalise en jungle urbaine, cette société qui se réveille mal du cauchemar terroriste… Les nouvelles de Traverses d’Alger se proposent, non pas de parler d’Alger comme sujet, mais de nous parler à partir d’Alger en suivant les vibrations de sa vie tumultueuse et riche en contradictions. Autrement dit, il ne s’agit pas d’un reportage ou d’un guide touristique déguisé en œuvre littéraire. Si les petites histoires qui font la grande histoire de la ville sont bien présentes, l’auteur nous emmène plutôt du côté de la «poétique de la ville». Cette dernière ne se trouve pas seulement dans le paysage urbain mais aussi et surtout dans les yeux de celui qui regarde, et dans la plume de celui qui raconte. On explore ainsi les insoupçonnables réserves d’émerveillements et de rêveries telles que la «modeste galaxie» du bouquiniste L’étoile d’or, l’incroyable «village au sein de la ville» qu’est le quartier de La redoute, la vue paradisiaque de la baie à partir de la Pérouse et même le cimetière débordant de vie de Sidi Yahia… Mais ces paysages ne seraient rien sans les hommes qui les font. «Une hirondelle se reconnaît à son nid» est-il écrit dans la nouvelle L’horloger et l’hirondelle, de même l’homme se reconnaît à l’espace qui l’habite. C’est ainsi que la vie dans un immeuble de la «cité des 1283 logements» (cité impersonnelle comme il s’en construit beaucoup) suppose un certain rapport aux autres dans un équilibre instable entre intrusion et distanciation et, donc, une certaines façon d’écrire cette polyphonie où les dissonances ne sont pas rares  (L’origine des bruits).
Le quartier algérois c’est aussi «la houma». Plus qu’un espace, une façon de vivre. Etre l’enfant d’une «houma» c’est faire partie d’une famille. Ferhani inaugure ainsi la littérature houmiste. On y trouve les «séances» de l’Oncle Tahar dont la rhétorique et le bagout n’ont rien à envier celles d’El Hamadani, on y trouve aussi les fourberies du Tsunamiste, la «grosse» épopée Moh Qantar et même l’enquête palpitante de La nuit du couvre-feu brûlé. Le génie du sobriquet, la passion de l’anecdote inédite et la recherche impérieuse de la formule qui claque sont quelques un des ingrédients de cette littérature houmiste.
Dans Traverses d’Alger, il y a aussi «traverses». Il s’agit à première vue des raccourcis dont la ville ne manque pas et dont la connaissance est une des règles du «bon usage» de la cité. Il s’agit aussi de raccourcis temporels, ces «morceaux de temps» et ces «déclencheurs de mémoire» dont parle l’auteur. La ville comme aide-mémoire, comme livre d’histoire et comme journal intime. Et la nostalgie guette à tous les coins de rues. L’auteur n’y résiste pas toujours. Il faut avouer que, parlant d’Alger, l’expression «c’était mieux avant» n’est pas qu’une vue de l’esprit. Ferhani professe d’ailleurs une nostalgie active qui reste à définir. Mais l’antidote à ce doux poison est peut-être dans, l’incontestable pépite de ce recueil, la nouvelle Bébé Bès : «écrire comme on dessine» et quelques pages plus loin «avec l’éternelle sagesse de ceux qui viennent au monde».

Walid Bouchakour