
Dans Des fourmis dans la bouche, Khadi Hane dresse un portrait saisissant du quartier de Château-Rouge à Paris, microcosme d’une diaspora tiraillée entre les attaches du pays d’origine et la réalité brutale de l’immigration. Son héroïne, Khadîdja, incarne cette lutte permanente pour exister en marge des carcans sociaux, dans un espace où les jugements sont aussi implacables que les précarités.
Le marché Dejean, noyau névralgique du récit, est une fourmilière humaine où chacun tente de gratter son bout de survie. Gratteurs d’écailles dans les poissonneries, vendeurs à la sauvette, journaliers exploités, la faune urbaine décrite par Khadi Hane donne à voir une face souvent occultée de l’immigration : celle des laissés-pour-compte, coincés dans un entre-deux identitaire et social. L’écriture, acérée et sans complaisance, dépeint cette réalité crue avec un réalisme troublant.
Au centre de ce tumulte, Khadîdja, femme noire, musulmane, mais surtout femme libre, tente d’élever seule ses quatre enfants. Son union avec Jacques, un Français blanc, et la naissance de leur fils métis font d’elle une paria dans sa propre communauté. Rejetée autant par les siens que par la société française, elle se retrouve jugée, condamnée à l’isolement et à la marginalisation.
La force de Des fourmis dans la bouche réside dans son regard sans concession sur la condition féminine dans l’exil. Khadîdja est prise au piège d’injonctions contradictoires : d’un côté, une communauté qui impose ses dogmes et ses traditions, et de l’autre, une France qui peine à accepter l’altérité sans condescendance ni préjugés.
Mais Khadîdja n’est pas une victime passive. Face à l’injustice et à l’absurdité des jugements portés sur elle, elle développe une résilience qui passe par l’humour et la dérision. Son parcours devient celui d’une quête d’émancipation où l’identité ne se définit plus seulement par l’héritage ou l’appartenance, mais par le refus d’être enfermée dans des cases.
Khadi Hane s’impose par une plume singulière, à la fois poétique et incisive. Son écriture, empreinte d’oralité et de contrastes, oscille entre amertume et ironie mordante. Chaque phrase semble porter en elle le poids de l’exil, la douleur du rejet, mais aussi la fierté et la combativité d’une femme qui refuse de plier.
Récompensé par le Prix Thyde Monnier de la Société des Gens de Lettres en 2012, Des fourmis dans la bouche est un roman d’une actualité brûlante. À travers l’histoire de Khadîdja, Khadi Hane questionne non seulement le regard porté sur l’immigration, mais aussi la place des femmes africaines dans les sociétés occidentales.
Des fourmis dans la bouche est alors une œuvre poignante, portée par une voix puissante et nécessaire. Un roman à lire pour comprendre les fêlures de l’exil et les batailles silencieuses menées par celles et ceux qui refusent de se fondre dans un moule qui ne leur ressemble pas.