Avec De Purs Hommes, Mohamed Mbougar Sarr déploie une œuvre d’une rare intensité, où la maîtrise narrative se conjugue à une audace intellectuelle qui bouscule les certitudes et interroge les fondements mêmes de la société sénégalaise contemporaine. Le roman se distingue par une écriture précise, souvent crue, qui refuse les euphémismes et plonge le lecteur dans un univers où les émotions, les dilemmes et les tragédies individuelles résonnent avec des enjeux collectifs profonds.

Dès les premières pages, l’auteur impose un style tranchant, affranchi des conventions, où la richesse des métaphores et la puissance des descriptions captent avec une justesse remarquable l’intériorité des personnages. La force du récit tient à sa capacité à saisir l’indicible, à exposer sans détour la violence des passions humaines et la brutalité des jugements sociaux. La dimension érotique du texte en est un parfait exemple : traitée avec une absence totale de complaisance, elle ne vise ni à séduire ni à provoquer gratuitement, mais bien à révéler des tensions souterraines et des interdits tacites qui façonnent les comportements et les mentalités.

L’un des aspects les plus marquants du roman réside dans sa critique implacable des hypocrisies religieuses et sociales. Mbougar Sarr met en lumière les injonctions contradictoires d’une société qui prône la morale tout en cultivant des non-dits et des exclusions insidieuses. L’université, lieu supposé du savoir et de l’émancipation, se révèle être un espace de reproductions sociales et de conservatisme latent. La trajectoire de Ndéné Gueye illustre parfaitement cette tension : tiraillé entre des aspirations personnelles et le poids d’un ordre établi, il incarne les impasses d’un système figé.

Cependant, cette posture critique, aussi légitime soit-elle, pose question. En dénonçant les rigidités et les failles de la société sénégalaise, le roman n’adopte-t-il pas une perspective trop radicale, risquant de confondre jugement et analyse ? L’idée même de « progrès », centrale dans le livre, mériterait d’être interrogée sous un prisme moins univoque. Ce que l’Occident considère comme une avancée peut être perçu différemment selon les cadres culturels et historiques. Ainsi, la mise en accusation d’une société fondée sur des traditions et des valeurs propres ne devrait-elle pas s’accompagner d’une réflexion plus nuancée sur la diversité des évolutions possibles ?

Ce tiraillement entre critique et radicalité se retrouve dans le traitement des personnages. L’exclusion et la marginalisation y apparaissent comme des destins inéluctables, renforçant l’impression d’une société incapable de se remettre en question autrement que par le prisme du conflit et du rejet. La trajectoire de Coly ou encore celle des figures du Jottalikat offrent à ce titre des perspectives glaçantes sur la manière dont l’individu est broyé par des normes oppressives. Pourtant, en insistant sur cet aspect, le roman risque parfois de dresser un portrait trop uniforme d’une société où les voix discordantes ou alternatives semblent inexistantes.

Sur le plan narratif, De Purs Hommes brille par une construction fluide et maîtrisée, jouant habilement avec les ellipses et les ruptures de ton. L’enchaînement entre les chapitres 19 et 20 est à cet égard un modèle de subtilité, instillant chez le lecteur une émotion soudaine, presque involontaire, qui témoigne du talent de l’auteur à manier le rythme et la surprise. Cette virtuosité formelle confère au roman une densité particulière, où chaque détail semble pensé pour accentuer l’impact du propos.

De Purs Hommes est un texte puissant, à la fois dérangeant et nécessaire. Il pose des questions essentielles sur la place de l’individu dans une société régie par des dogmes rigides et des apparences trompeuses. Mais il laisse aussi en suspens une interrogation fondamentale : jusqu’où peut aller la dénonciation sans risquer de sombrer dans le réquisitoire ? En refusant toute concession, en adoptant un regard presque clinique sur les dérives de la société sénégalaise, Mbougar Sarr signe une œuvre dont l’écho résonne bien au-delà de son contexte immédiat. Un roman à la fois fascinant et inconfortable, qui pousse à la réflexion tout en suscitant le débat.

Babacar Korjo Ndiaye